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longs voyages, leur seule préoccupation sérieuse est d’avoir du thé ; le reste vient quand il plaît à Dieu, et n’est considéré que comme du superflu.

Nous commencions à descendre. Nous avions à notre droite des vallées immenses et une grande chaîne dont les sommets étaient couverts de neige et dont les nuages nous voilaient la base. À gauche, nous apercevions des lointains immenses, dont il était impossible de distinguer les détails à cause de la hauteur où nous nous trouvions. Après une heure de course, le chemin fit un coude, et nous nous mîmes à descendre plus rapidement. Nous étions sur une rampe à pic, où la route, pour être praticable, allait en serpentant jusqu’à la base de la montagne. C’était à donner le vertige. Après avoir fait encore une course d’une demi-heure au galop, nous nous retournâmes pour mesurer de l’œil l’espace parcouru, et nous ne pûmes nous empêcher d’être pénétrés d’admiration pour le tour d’adresse que nous venions de faire sans nous rompre le cou. Il est vrai que notre tarantasse était allé une fois se coucher dans un fossé, mais ce n’était qu’on détail sans importance, puisqu’il n’en était résulté aucun mal. Le danger auquel on échappe passe si vite !

Nous étions à la Nouvelle-Schamaki, située sur le versant opposé de la montagne que nous avions dû franchir en quittant la capitale du Chirvan. Rien de curieux dans cette ville, composée de quelques cabanes éparses au milieu des vergers, si ce n’est sa jolie situation. Les environs où l’on dit que la culture du mûrier pourrait réussir et même prendre de l’importance, sont stériles et insalubres. Sur la seule place de la ville, nous vîmes un boucher tatar assis à côté d’un tronc d’arbre dont il avait fait son étal. À chacune des branches il avait suspendu des morceaux de mouton qui sollicitaient des acheteurs. Autour de l’établissement, assis en cercle, une vingtaine de chiens attendaient patiemment les os dont le marchand ou la pratique voudraient bien les gratifier. Il eût fallu là le pinceau de Decamp.

Aussitôt les chevaux attelés, nous partîmes à travers le plus beau paysage du monde, et, suivis de notre escorte, nous arrivâmes à Noukha.


Noukha. — Les Lesghiens. — Mœurs des peuplades du Caucase. — La reconnaissance d’un vieux montagnard. — Traits d’héroïsme. — Arrivée à Tiflis.

Noukha, une des plus charmantes villes, ou plutôt le plus charmant village que j’aie vu de ma vie ! Il est situé sous une forêt d’arbres gigantesques, ce qui fait que pendant la chaleur de l’été, — et elle est grande au Caucase[1], — on y jouit d’une température toujours fraîche. La principale rue sert de lit a une petite rivière, si l’on peut appeler ainsi les 15 ou 20 centimètres d’eau vive qui descendent de la montagne. Les autres rues sont aussi traversées par des ruisseaux qui arrosent les jardins. Il n’y a qu’un inconvénient à Noukha, si séduisante d’ailleurs : c’est que les Lesghiens y font de fréquentes invasions, ce qui oblige à se promener avec le kangiar et les pistolets à la ceinture. Chaque maison est crénelée comme une forteresse ; on y a toujours des chevaux sellés Tous les soirs, les troupes de la forteresse sont sur pied, prêtes à tout événement. Le premier soin qu’on prit à notre arrivée fut de mettre une sentinelle devant notre maison, de peur que nous ne fussions enlevés pendant la nuit.

À notre première visite au bazar, qui est à ciel ouvert, comme la forteresse, nous vîmes des Lesghiens ennemis qui venaient vendre des draps indigènes, les seuls qui résistent aux arbres épineux du pays ; d’autres vendent des armes, des cocons et de la soie filée. La Russie tolère ce commerce, en vue d’amener un rapprochement entre les Lesghiens et les Russes. L’industrie de la soie est la plus répandue sur le versant méridional du Caucase. Noukha possède une fabrique de tissus, une des plus importantes de la contrée. Un grand nombre d’ouvriers sont employés à la broderie des draps, des chaussures, des selles. Ce sont eux qui brodent une partie de ces magnifiques selles qu’on trouve dans tous les bazars d’Orient.

Nous avions reçu un excellent accueil du prince Tarkanoff qui depuis longtemps fait, pour le compte de la Russie, la guerre aux Lesghiens et commande le poste militaire de Noukha. Nous retournâmes, après notre visite du bazar, à l’habitation du prince. La nuit arrivait. Nous fûmes étonnés de trouver une quarantaine de soldats russes, tout équipés, dans la cour. Le prince nous expliqua que cette mesure de prudence, nécessaire en tout temps, était cette fois d’autant plus indispensable qu’on s’attendait cette nuit même à une attaque dirigée sur la fabrique de soie. Nous avions une excellente occasion de nous renseigner exactement sur ces montagnards, ennemis irréconciliables de la Russie : nous en profitâmes. En prenant le thé avec le prince et ses officiers, nous fîmes tomber la conversation sur les guerres du Caucase, sur les mœurs, les coutumes des terribles Lesghiens.

  1. C’est vers le milieu de juin que commencent les chaleurs les plus intenses, pour continuer jusqu’aux premiers jours de septembre. Le thermomètre s’élève alors jusqu’à 40 ou 45 degrés de chaleur, et quelquefois même au delà. Les pluies deviennent une exception des plus rares, et quinze jours de soleil suffisent le plus souvent pour dessécher et brûler la brillante végétation de fleurs printanières qui a succédé aux neiges de l’hiver. Pendant ces trois mois de haute température, les steppes présentent un aspect des plus extraordinaires : la couche atmosphérique, en contact avec le sol, s’échauffe tellement sous les rayons du soleil, qu’on y observe le même phénomène que dans l’air ambiant d’un grand foyer ; les effets du mirage se développent partout à l’horizon. On ne voit plus que d’immenses plaines desséchées, aux teintes grises et jaunâtres : nulle part aucune trace de vie ; le silence est absolu. Ces chaleurs causent des souffrances insupportables aux voyageurs. Les animaux eux-mêmes subissent leur influence. Pendant la plus grande partie du jour, on voit partout les chevaux, moutons et bœufs, la tête entre les jambes, serrés les uns contre les autres, dans un véritable état de torpeur, et cherchant à se procurer mutuellement un abri contre l’ardeur du soleil. (Voir l’intéressant ouvrage de M. Hommaire de Hell sur les Steppes de la mer Caspienne.)

    En ces temps de grande chaleur, les serpents sont tellement abondants dans les steppes, surtout dans ceux du Moghan, sur la route d’Elisabethpol, que pour empêcher les chameaux et les chevaux d’en être mordus, on prend la précaution d’entourer leurs jambes de cuir.