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maki, Axous, Nouka et les postes russes, rasant d’aussi près que possible la ligne Lesghienne. Une heure après notre départ, nous étions engagés dans les montagnes. Le paysage conserva d’abord cette monotonie, cette tristesse, qui est le caractère constant de tout le littoral de la mer Caspienne[1]. Pas de végétation, pas d’oiseaux, rien qui rappelle la vie. Nous apercevions de temps en temps quelques puits de naphte en exploitation[2]. On sent que ce sol, sous lequel le feu travaille incessamment et où il suffit de creuser un trou de peu de profondeur pour avoir un bec de gaz naturel, présente peu de sécurité et que tous le fuient[3]. Bakou seul, à cause de ses puits enflammés qui lui servent en quelque sorte de soupapes de sûreté, peut espérer de rester à sa place, et encore y avons-nous vu toute une gigantesque construction ensevelie dans la mer jusqu’au sommet de ses tours, ce qui fait penser qu’on n’y jouit pas d’une parfaite quiétude. On montre, à près d’une verste de la côte, un bas-fond qui était habité autrefois et communiquait avec la terre par une chaussée dont on retrouve encore des traces. On prétend qu’un soulèvement volcanique a submergé cet isthme qui se prolongeait au loin dans la mer.

Mais ce fut bien autre chose à mesure que nous avançâmes. Partout le sol était crevassé, déchiré par les tremblements de terre. Les montagnes, qui se succédaient devant nos yeux, avaient un aspect désolé qui réalisait complétement l’idée qu’on se fait du chaos. S’il se rencontre, dans cette nature tourmentée, quelque échantillon égaré du règne animal, c’est le scorpion ou bien la phalange dont les piqûres sont mortelles. Une touffe verte vient-elle égayer le sol aride : approchez, et vous reconnaîtrez l’absinthe pontique, plante vénéneuse qui tuerait infailliblement les animaux qui viendraient la brouter. Aussi, aux stations de poste, a-t-on grand soin d’attacher les chevaux et de ne pas les laisser paître en liberté. Nous avions hâte d’avancer ; nous montions toujours ; les montagnes et les vallées prenaient de plus imposantes proportions. Enfin, vers minuit, nous arrivâmes à Schamaki, où nous trouvâmes la « maison de couronne » prête à nous recevoir.

Le lendemain, nous nous mîmes à visiter Schamaki, où le plus souvent l’eau et la boue rendent la circulation très-difficile. Il faut s’y promener à cheval. La capitale du Chirvan se compose d’une ville haute et d’une ville basse. Celle-ci est enfoncée dans une profonde vallée ; l’atmosphère y est humide et malsaine ; la fièvre décime la population pendant trois mois de l’année. La partie haute, où résident les autorités russes, est exempte de ce fléau ; mais, tous les jours, des secousses de tremblement de terre viennent ou démolir quelques maisons, ou faire une de ces crevasses qui engloutissent tout un quartier à la fois. En juin 1859, quelques mois seulement après notre visite, la ville entière a été détruite par un tremblement de terre, ce qui n’empêchera pas sans doute de la reconstruire, comme on l’a déjà fait vingt fois.

Schamaki remonte à une très-haute antiquité. Elle fut, dit-on, la capitale de la Médie et la résidence de Cyrus qui vainquit les Mèdes et, s’étant fait proclamer roi par les vaincus, fonda un des grands empires de l’ancien monde.

La population de Schamaki montait à cent mille âmes au commencement du siècle dernier. Aujourd’hui elle est de dix à quinze mille. Au dix-septième siècle, Pierre le Grand ravagea la ville. Nadis-Schah la ruina de fond en comble. En 1816, le dernier khan de Chirvan, frappé des malheurs de cette pauvre cité toujours détruite par la guerre, la peste on les tremblements de terre, fit émigrer les habitants vers Fitag, située sur un rocher inaccessible, et Schamaki resta déserte jusqu’en 1819, époque à laquelle le général Yermoloff les lit rentrer. Le sinistre de juin 1859 est le dernier acte de cette longue et tragique histoire.

Nous descendîmes dans la ville basse pour visiter le bazar, qui occupe la rue principale. On y retrouve les mêmes produits qu’à Derbent et à Bakou, c’est-à-dire des armes, des harnais et des selles. Mais l’industrie principale de Schamaki est la fabrication des tapis et des étoffes de soie. Celles-ci peuvent rivaliser de bon goût avec nos soieries de France, et elles ont l’avantage d’être moins chères. Quant aux tapis, ce sont des copies de ceux de Perse, c’est-à-dire les plus-beaux du monde ; ils l’emportent de beaucoup sur ceux que livre à la consommation l’industrie française, tant pour la beauté des dessins que pour la richesse des couleurs et le bas prix[4]. Malheureusement les droits d’entrée dont les produits étrangers sont frappés en France nous réduisent à nous contenter de ces grossiers tissus, qui étalent leurs couleurs criardes à la devanture de nos magasins. Les armes de

  1. Les bords de la mer Caspienne ont un aspect si désolé, si sauvage, sous un ciel chargé de nuages, à côté d’une mer orageuse, que les employés russes y languissent d’ennui et n’y peuvent séjourner plus de deux années. Des fièvres, dues à l’humidité du climat, aux émanations des marécages, rendent souvent leur exil encore plus douloureux. Les femmes, occupées dans leurs maisons des travaux du ménage, supportent plus patiemment cette vie morne et solitaire.
  2. « Les sources de naphte sont au nombre de quatre-vingt-quatre, et s’étendent dans un rayon de sept verstes. Ces sources sont plus ou moins abondantes ; quelques-unes donnent par jour quinze cents kilogrammes de naphte. Le naphte surnageant toujours, il suffit de le recueillir. Après quelques heures de repos, l’eau se sépare du naphte par des ouvertures qui lui livrent une issue. Les puits de naphte noir sont éparpillés de divers côtés ; ceux de naphte blanc sont réunis dans une seule vallée ; leur produit est beaucoup moins considérable que celui des autres. Ces puits, au nombre de quatorze, ne donnent que douze cents kilogrammes par mois… Le prix du naphte blanc est beaucoup plus élevé que celui du naphte noir ; il se vend quatre-vingts francs les quatre cents kilogrammes (c’est presque quatre fois la valeur du noir). » (Le comte de Suzannet, Revue des Deux Mondes.)
  3. « Nous vîmes tout autour du monastère d’Atesch-Gah plusieurs fours à chaux. Les habitants apportent les pierres qu’ils veulent faire cuire et construisent une espèce de four dans lequel ils les déposent. Il suffit alors d’une étincelle pour allumer un feu d’une force telle que les pierres sont cuites dans un espace de six à huit heures ; il faut trois jours pour cuire la chaux dans nos fours les mieux disposés. Nous fîmes boucher l’entrée d’un puits qui se trouve au milieu du jardin des Guèbres ; après quelques instants, on y lança un brandon allumé qui produisit une explosion presque semblable à un coup de canon. » (Le comte de Suzannet, Revue des Deux Mondes.)
  4. Il va sans dire que nous exceptons de toute comparaison nos tapis des Gobelins, qui sont des œuvres d’art.