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commerce des pelleteries. Quant à l’artillerie de la place, elle se compose d’une petite pièce de campagne qui n’a jamais servi qu’à saluer le retour de M. et de Mme Christie, et d’une bombe, une bombe unique, arrivée là on ne sait comment, à laquelle il ne manque qu’un mortier pour la lancer, mais qui n’en fait pas moins l’effroi des Indiens, à cinquante lieues à la ronde.

J’ai raconté plus haut ce que c’était qu’un hiver dans les prairies. Après six mois passés à Carlton, on n’avait pas le droit de se plaindre sous le toit du bourgeois d’Edmonton. M. Christie faisait de son mieux pour occuper ses hôtes, parfaitement secondé par sa femme, qui remplissait avec une grâce parfaite ses devoirs de maîtresse de maison. Quand, le soir, on se réunissait dans une chambre bien chauffée, auprès du poêle, causant de Londres, de chasse ou de voyages, quand Mme Christie offrait aux voyageurs un verre de ce bon grog qu’elle excellait à préparer, on eût pu se croire partout ailleurs qu’aux bords de la rivière Saskatchewan. Le jour, M. Palliser sortait avec son fusil, à la recherche d’un gibier quelconque ; MM. Hector et Sullivan rédigeaient les notes prises à la hâte pendant leurs longues courses, ou mettaient au net le journal de l’expédition ; M. Bourgeau s’occupait de mille manières ; tout à l’heure nous le verrons à l’œuvre. Et puis on recevait des visites. Il y en avait même de fort inattendues, témoin celle du lieutenant Briscoe, un autre chasseur au long cours, si je puis me servir de cette expression, qui explorait pour son compte la terre promise des bisons. D’autres fois, c’étaient des Indiens, apportant des pelleteries ou simplement attirés par la curiosité ; ou bien encore le respectable M. Lombard, l’un des missionnaires français de la colonie de Sainte-Anne, située à 18 lieues de là et composée de quarante-cinq maisons. Dans ces plaines sans limites, dix-huit lieues ne sont pas une distance, et l’on voisinait assez souvent. Mais jamais le fort n’avait vu tant de monde que le 1er janvier 1859. Ce jour-là, il y avait grand bal et tout était en remue-ménage. Depuis un mois les invitations étaient parties, dans tous les sens et dans toutes les directions, quelques-unes à 200 kilomètres, et depuis un mois M. Bourgeau travaillait sans relâche aux préparatifs de la fête. Sous son intelligente direction, le grand salon du premier étage se transformait à vue d’œil. Des tentures de mousseline masquaient les imperfections d’une boiserie primitive et se revêtaient de panoplies, empruntées à l’arsenal du fort. Sabres, fusils, pistolets et baïonnettes, tout avait été mis à contribution. Ils se développaient en soleils, ils s’étageaient en trophées, au-dessous de la devise nationale : « Honni soit qui mal y pense ». Je ne répondrais même point que la bombe n’eût été tirée de son hangar et parée pour la circonstance. Au fond de la pièce, un immense divan de bois blanc, rembourré avec des couvertures et recouvert de cotonnade rouge, devait servir d’estrade aux bourgeois les plus qualifiés. Un lustre, un vrai lustre, entièrement fabriqué par M. Bourgeau, n’attendait plus que les danseurs. Il était en bois tourné, ce prodige de l’industrie européenne, mais peint en bronze à s’y méprendre ; une couronne ducale, de la façon du forgeron d’Edmonton, surmontait fièrement l’appareil ; des chaînettes de cuivre se balançaient tout autour ; et quatre réflecteurs en fer-blanc se dressaient derrière quatre chandelles de graisse de bison. Si j’omets bien des détails, également caractéristiques quand on songe où se passait la scène, au moins puis-je garantir l’exactitude de ceux qui précèdent, car je les tiens du décorateur en personne. Survint enfin le grand jour, trop tôt sans doute pour l’ordonnateur affairé de tant de merveilles, trop tard pour l’impatience des invités ; partout, à l’horizon, on voyait des points mobiles se détacher en noir sur la neige ; c’étaient de hardis piétons, chaussés de raquettes, gigantesques patins de quatre à cinq pieds de long, ou bien des voyageurs plus délicats, qui couraient aristocratiquement la poste, étendus dans leurs traîneaux, et conduits par six chiens attelés en flèche. Ils arrivaient du bout du monde, du fort des montagnes Rocheuses, de Carlton, du fort Pitt, de Jasper-House, même du lac des Esclaves, à peu près comme qui dirait du Havre à Paris. Il y avait des femmes, parmi lesquelles une Écossaise, des employés de tout grade, entre autres M. Hardistie, du fort Carlton, notre ancienne connaissance, en somme quatre-vingt personnes ou peu s’en faut. Ai-je besoin de dire si la fête fut brillante et si l’on cause encore, jusque chez les Crees et les Pieds-Noirs, des splendeurs d’Edmonton-House ? Parlerai-je de la toilette de Mme Christie, la reine du bal, quoique son rang lui interdît de se mêler à la foule et la retînt sur une chaise, à la porte de sa chambre ; de la vareuse un peu négligés du capitaine Palliser, ce qui ne l’empêchait ni de danser comme un jeune homme, ni de tout animer par son entrain ; de la belle redingote noire de M. Bourgeau, miraculeusement conservée, grâce à une sollicitude qui ne s’était pas ralentie depuis deux ans ; de l’accoutrement des Indiennes, légitimes épouses des ouvriers du fort ou des colons de Sainte-Anne ? Peut-être serait-ce abuser de la couleur locale. J’aime mieux laisser à l’imagination du lecteur le soin de compléter le tableau. Qu’il me suffise d’avoir peint en quelques mots l’existence de nos voyageurs pendant ce long hiver de 1859, et rappelé qu’aux pieds des montagnes Rocheuses, dans ce pays séquestré du reste du monde, où les lettres n’arrivent qu’une fois par an, on dansait aussi gaiement, sinon peut-être plus gaiement qu’ailleurs.

Je doute que pareille fête se renouvelle de longtemps au fort Edmonton. Qui sait, pourtant ? Peut-être y verrat-on des choses plus étranges et des merveilles plus incroyables encore. Peut-être entendra-t-on dans les plaines du Saskatchewan le sifflet des locomotives ; peut-être l’hospitalière demeure de M. Christie sera-t-elle un jour une station de chemin de fer, et quelque métis de la rivière Rouge, en uniforme de chef de gare, délivrera-t-il à l’Indien stupéfait, des billets d’aller et retour. J’ai lu les dépêches de M. Palliser, j’ai lu celles de M. Blakiston et de M. Hind, et j’y ai vu à chaque page que rien n’était plus facile que d’établir au travers de l’Amérique anglaise un vaste réseau de voies ferrées, ou tout au