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Blakiston, R. A., attaché à l’expédition pour les observations astronomiques et physiques. M. Blakiston, un des héros de Sébastopol, avait pris pour arriver au rendez-vous une route bien autrement accidentée que celle des lacs canadiens. Il venait de la baie d’Hudson, par York-Factory, les lacs Knee et Holey, la rivière Wepinapany, le lac de l’Eau Blanche, le lac Winnipeg, en surmontant des difficultés inouïes et après deux mois de marche ou de navigation. Dès qu’il eut pris quelques jours de repos, il commença ses observations magnétiques, et ce fut M. Bourgeau, toujours heureux de se rendre utile, qui le seconda le plus activement. Ils ne dormaient guère que cinq heures par nuit, obligés de se relever fréquemment, quelque temps qu’il fît, pour aller observer les thermomètres, disséminés tout autour du fort et même de l’autre côté de la rivière. Il fallait la traverser sur la glace. Ainsi se passa l’hiver, sans autres distractions que la visite de quelques Peaux-Rouges, qui venaient voir « les grands chefs » envoyés par « la dame d’Angleterre ». Parmi eux se présenta un jour un grand gaillard drapé dans sa couverture, complétement habillé à la manière indienne, parlant le plus pur anglais et un français assez supportable. Il paraissait dans un absolu dénûment, et ne possédait ni cheval ni fusil. Introduit devant les voyageurs, il déclina son nom. C’était un compatriote, presque un camarade de M. Blakiston, car il avait un moment porté l’épaulette, le lieutenant William***. Par quel hasard ce jeune homme se trouvait-il si loin de chez lui, au milieu des sauvages, réduit à errer de loge en loge, de campement en campement, et à chasser tant bien que mal avec un arc de sa façon ? Ce serait une longue histoire, qui ne trouverait pas ici sa place. J’espère d’ailleurs qu’au moment où j’écris ces lignes, William*** est de retour en Angleterre, dûment guéri des aventures, et qu’il se console auprès des siens des misères de la vie des plaines.

Enfin reparurent les beaux jours, et avec eux le capitaine Palliser. On le vit poindre le 4 juin 1858, au soir, aussi dispos que s’il n’eût pas fait dans son hiver quelque chose comme six à sept mille kilomètres. On commença les préparatifs de départ, et, peu de jours après, l’expédition disait adieu au fort Carlton. Tandis que le lieutenant Blakiston se rendait directement au fort Pitt et au fort Edmonton, sur la branche nord du Saskatchewan, pour y continuer ses observations magnétiques, M. Palliser, le docteur Hector, M. Sullivan et M. Bourgeau s’avançaient directement à l’ouest, entre la branche nord et la branche sud. Encore quelques semaines, et le grand problème allait être résolu. En attendant, on gagnait du terrain, malgré le mauvais temps et parfois le manque de bois. La bouse de bison suppléait au combustible. Le dimanche, il y avait un service religieux à l’usage des hommes de peine qui accompagnaient la caravane. On s’arrêtait sur la prairie ; deux groupes se formaient : les catholiques d’un côté, les protestants de l’autre ; et le capitaine, aussi tolérant que ses auditeurs, lisait tour à tour aux fidèles des deux Églises les prières appropriées à leur culte. M. Bourgeau, le seul catholique de l’état-major, remplissait vis-à-vis de ses coreligionnaires les fonctions de coadjuteur. Singulier spectacle que celui de ce double service, célébré, dans une halte, au milieu des charrettes et des chevaux, si loin du monde habité, avec un capitaine pour ministre, et pour assistants des Indiens et des métis ! Touchant accord que celui de ces croyances si diverses, ailleurs si fécondes en antagonismes et en rivalités, se confondant, au pied des montagnes Rocheuses, dans une même bonne foi et dans une commune simplicité ! Les prières terminées, ou levait le camp et on repartait. Cela dura près de deux mois. Le 4 août, l’expédition touchait aux montagnes. Là, elle se divisa : le docteur Hector se chargea des passes du nord, M. Palliser des passes du sud.

Qu’on se figure une gorge profondément encaissés, au fond de laquelle coule une rivière rapide ; au-dessus, des rochers abruptes et s’élevant à une effrayante hauteur ; à droite et à gauche du lit de la rivière, sur les deux pentes du ravin, un chaos de troncs gigantesques, d’arbres foudroyés par le feu du ciel, ou renversés par la seule action du temps ; tous ces colosses d’une nature vierge, amoncelés les uns sur les autres, enchevêtrés de mille manières, entassés dans un magnifique désordre, et peut-être se fera-t-on une idée vague de ce qui s’offrit à la vue du capitaine quand il entra dans la vallée de Kananaskis. À part les arbres renversés, le passage n’offrait du reste aucune difficulté, et même, avec ces obstacles, M. Palliser put rester presque constamment à cheval. Le 28 août, en gravissant une des hauteurs voisines, il aperçut à ses pieds les lacs Colombia, la rivière de ce nom qui sortait du plus méridional, traversait le second et se dirigeait ensuite vers l’ouest. Ce versant qu’il avait devant lui, c’était le versant du Pacifique. Il n’était qu’à cent cinquante lieues de Vancouver, sur le territoire de la Colombie anglaise, en face du Grand Océan.

Le docteur Hector s’avançait de son côté par la vallée de la branche sud du Saskatchewan. Il y rencontrait les mêmes obstacles, provenant exclusivement de la chute des arbres. Laissant derrière lui le lac des Arcs ; sur sa gauche le mont Pigeon, le mont du Vent, le mont Bourgeau, le mont Ball, ce dernier couvert de neiges éternelles ; sur sa droite, le mont Grotte, le mont de la Cascade, le mont du Château (Castle-Mount), il arrivait le 20 août à la ligne de partage des eaux, et, chose singulière, dans cette région si montagneuse et si tourmentée, il y arrivait par une montée à peine sensible. Au delà s’ouvrait la passe du Vermillon, un des tributaires du Kootanie. M. Hind était, lui aussi, sur le sol de la Colombie, et les eaux transparentes qui coulaient au fond de la vallée allaient se jeter dans le Pacifique. Sur le versant occidental, comme sur le versant oriental, du côté du Grand Océan comme du côté de l’Atlantique, point de pentes abruptes, de précipices ou de rochers coupés à pic ; une descente aussi facile que l’ascension, des conditions exceptionnelles et des facilités qu’il était à peine permis d’espérer. Ainsi, il existait au milieu de ces formidables montagnes Rocheuses, qui comptent des sommets compa-