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plusieurs centaines de milles au-dessus de leur embouchure.

Nous approchons de notre première étape. Traversons, avec l’expédition canadienne, la partie méridionale du grand lac, entrons dans la rivière Rouge, ou Red River, en nous frayant passage au travers des roseaux et en levant, à chaque coup d’aviron, des nuées d’oiseaux aquatiques. Bientôt l’eau redevient transparente, la rivière profonde ; des frênes, des ormes, se penchent au-dessus de ses berges ; puis, voici des maisons blanches, des fermes, des églises, des moulins ; sur la droite, le fort Pierre ; plus loin, le fort Garry, au milieu des belles habitations qui l’entourent ; sur la gauche, les toits aigus de l’église et du collége Saint-Jean, la flèche de la belle cathédrale de Saint-Boniface ; tout cela se succédant, tout cela se déroulant aux regards, à mesure qu’on avance, à chaque coude du fleuve, pendant huit à dix lieues, comme pour contraster avec la sauvage nature que je dépeignais tout à l’heure, avec les splendides horreurs des gorges du Winnipeg, la solitude du désert et le fracas des grandes eaux. Une route directe, tracée sur la rive gauche, et ne s’appelle rien moins que la route Royale, King’s road, épargne au voyageur ou au colon les longs méandres de la rivière. Elle court du nord au sud, ou à peu près, bordée d’un côté par les mêmes maisons, les mêmes fermes, les mêmes églises qu’on aperçoit en remontant le Red River, de l’autre par des prairies à perte de vue, qui se confondent avec le ciel. Rien, dans cette direction, n’arrête l’œil du spectateur : pas un arbre, pas un pli de terrain ; et cependant rien de plus varié que cet océan de verdure avec son apparente uniformité ; rien qui prête à de plus merveilleux effets de lumière, suivant les heures du jour et de la nuit ; rien de plus imposant surtout, alors que la prairie brûle à quinze ou vingt lieues de là, enflammant toute la ligne de l’horizon et teignant de lueurs empourprées les nuages qui passent au-dessus de l’incendie.


III

L’établissement de la rivière Rouge. — Sa population, ses églises, ses écoles. — Un dimanche à la rivière Rouge. — La sonnette du presbytère. — La ferme de M. Gladieux. — Un gentilhomme fermier. — Les métis. — Leurs grandes chasses. — Avenir de la colonie.

Nous voilà donc à l’établissement de la rivière Rouge, le premier et le seul centre de civilisation que la voie projetée soit appelée à traverser. C’est un fait curieux que celui d’une colonie agricole, perdue dans l’intérieur de l’Amérique, à plus de 2000 kilomètres, à vol d’oiseau, du point le plus rapproché des deux océans. L’établissement date de 1812, et sa population actuelle est de 6523 habitants, dont 816 familles de sang indien ou de sang mêlé, et 264 d’origine écossaise, canadienne, anglaise, irlandaise, suisse et norvégienne. J’énumère ces diverses nationalités d’après leur ordre d’importance, par rapport à la population. Ainsi les familles écossaises sont au nombre de 116, et la Norwége n’y est représentée que par une seule. La plupart des cultes chrétiens sont indistinctement professés à la rivière Rouge. On compte 534 familles catholiques ; 488 appartiennent au culte anglican, 60 au culte presbytérien. Neuf églises ou temples se partagent les fidèles, et c’est le dimanche qu’il faut voir la colonie quand chacun se rend à sa paroisse : les catholiques, à Saint-Boniface, à Saint-Norbert, à l’église de la rivière Salle ; les protestants, à Saint-Jean, à Saint-Paul ou à Saint-André, les uns à cheval, les autres en voiture ; les jeunes gens en habits bleus à boutons d’or, une ceinture de laine rouge autour des reins ; les femmes aussi élégantes que le permettent les ressources du pays. Il faut voir la population de la paroisse de Saint-Pierre, exclusivement indienne, remplissant le joli petit édifice qui sert à son culte et écoutant avec le plus grand recueillement des prières lues en anglais, une leçon faite en langue ojibway et un sermon prononcé dans le dialecte des Grecs, service polyglotte à l’usage des fidèles de toutes les origines. Il faut voir enfin la chapelle de bois de Prairie-Portage, quand elle réunit dans son enceinte ses paroissiens bigarrés, métis, Indiens Grecs ou Indiens de la plaine. Ces derniers viennent quelquefois de très-loin, et M. Hind y a rencontré une femme, remarquablement belle pour sa race, dont l’habitation était à 300 milles dans l’intérieur des terres. Souvent, surtout au retour des grandes chasses, on y rencontre aussi des Indiens non chrétiens, attirés par la curiosité. Ils s’accroupissent sur le plancher, près de la porte, dans une attitude très-décente, habillés de peaux ou drapés dans une couverture, avec leurs colliers et leurs ornements de tête. Une jeune fille qui les accompagnait un jour, portait une magnifique robe faite en drap rouge d’uniforme. Et pendant que ces tolérants auditeurs se joignaient à leurs compatriotes convertis ; tandis que Péguis, le fameux chef des Saulteux, se consolait de ses grandeurs passées en accomplissant pieusement ses devoirs de bon chrétien ; tandis que cette foule hétérogène, si dissemblable d’origine et de croyances, indienne et européenne, catholique et protestante, se pressait dans ses églises et dans ses temples, à deux pas de là, sur la prairie, les sauvages nomades de la plaine se livraient a leurs danses profanes, égorgeant des chiens pour conjurer le mauvais esprit. Tout est contraste dans ces régions lointaines, l’homme comme la nature, les acteurs comme la mise en scène, en attendant que le missionnaire ait achevé son œuvre, que l’ingénieur ait commencé la sienne et que l’Europe ait passé sur leurs traces.

On ne compte pas à la rivière Rouge moins de treize établissements d’instruction publique, tant primaire que secondaire. Les principaux sont le séminaire catholique, le vaste couvent de femmes, situé près de Saint-Boniface, qui reçoit des pensionnaires et offre pour l’éducation des filles toutes les ressources imaginables ; le collége de Saint-Jean, où les élèves des classes supérieures peuvent apprendre le latin, le français, les mathématiques. Quelques-uns se sont distingués en sortant de là, soit à l’université de Toronto, soit même à celle de Cambridge. Une belle bibliothèque de plus de mille volumes fait par-