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dans la mer qui baignait la falaise. Les glissements qui se produisaient dans la partie supérieure de ce glacier de mille mètres de hauteur venaient ajouter encore à l’étrangeté de ce spectacle.

Le 23, nous traversâmes le canal de Murchison, passant près du rocher de Fitz-Clarence, un des plus intéressants monuments de cette côte désolée : dans une région plus fréquentée par les navigateurs il servirait de signe de reconnaissance. Ce rocher s’élève au milieu d’un champ de glace comme un obélisque égyptien.

Le 24, nous fîmes beaucoup de chemin ; mais après seize heures de travail, nous étions tous épuisés. Nos rations avaient toujours été fort réduites, mais le retard que nous éprouvions me força à les réduire à ce que je considérais comme un indispensable minimum : six onces de pain en poussière, un morceau de suif gros comme une noix, durent composer toute notre nourriture. Ce nous était grand bonheur quand nous pouvions remplir notre bouilloire de neige et faire du thé ; rien ne nous plaisait autant que cette boisson, nous en buvions immodérément, et toujours à notre plus grand profit.

Le lendemain notre marche se ralentit. Notre régime insuffisant faisait de plus en plus sentir ses effets désastreux : nos forces diminuaient insensiblement. Nous avions perdu l’appétit ; notre pâtée de suif et de pain, arrosée d’une grande quantité de thé, nous suffisait presque. Un brouillard épais vint augmenter notre découragement.

Sur ces entrefaites, une énorme masse de glaçons en dérive se mit à tourner comme sur un pivot en s’approchant de la glace qui nous abritait.

Celle-ci, mise en mouvement, vint s’appuyer sur le rocher lui-même. En un éclair, tout ne fut plus qu’un chaos épouvantable autour de nous. Machinalement les hommes prirent chacun leur poste, s’occupant des embarcations. Pendant un moment je perdis tout espoir. La plate-forme sur laquelle nous nous trouvions éclatait tout entière ; la glace se brisait, s’empilait et s’amoncelait de tous côtés. Disciplinés comme nous l’étions par le malheur, habitués à mesurer le danger tout en lui faisant face, il n’est pas un de nous, même à cette heure, qui puisse dire quand et comment nous nous trouvâmes à flots. Ce que nous savons seulement, c’est que, au bruit d’un fracas que rien ne peut rendre, fracas où la clameur de mille trompettes ne se serait pas plus fait entendre que la voix d’un homme, nous fûmes secoués, soulevés, ballottés au milieu d’une masse tumultueuse de hummocks, et que, dans le calme qui suivit, nos bateaux tournoyèrent dans un tourbillon de neige, de glace et d’eau.

Nous restâmes dans cette position jusqu’à ce que le glaçon, venant se briser en morceaux sur le rocher de la côte, nous permit de nous dégager et de gagner, à notre grande joie, un espace libre où nos rames pouvaient jouer. Nous longions une ceinture de glaces escarpées, quand un grain terrible vint nous assaillir de nouveau ; nos bateaux furent rudement endommagés par cette affreuse tempête ; nous n’étions occupés qu’à vider nos canots qui embarquaient des lames à couler bas. Vers trois heures, à la marée haute, nous pûmes faire franchir la barrière de glace à nos bateaux. Une cavité étroite se présentait dans les rochers ; nous y entrâmes. Nous étions à l’abri, complètement encavés, quand un bruit, qui nous était familier, vint frapper nos oreilles : le bruissement d’un grand vol d’eiders. Nous étions dans la retraite où ils faisaient leurs nids, et quand nous nous étendîmes pour dormir, épuisés de fatigue, mouillés jusqu’à la peau, nous nous primes à rêver œufs et oiseaux.

Nous restâmes trois jours dans notre palais de cristal ; la tempête faisant rage au dehors ; les chasseurs d’œufs avaient peine à se tenir debout ; mais je ne vis cependant jamais plus joyeux assemblage de gourmands.

Le 3 juillet, le vent diminua, et bien que la neige continuât de tomber avec violence, le 4 au matin, après avoir pris un patriotique grog aux œufs, apprêté de façon à nous valoir les éloges de la Société de tempérance, nous poussâmes au large.

Une navigation pénible de sept jours nous amena, le 11, près du cap Dudley-Digges, et nous nous croyions hors d’embarras, quand tout à coup nous tombâmes sur un rocher qui n’est pas indiqué sur les cartes ; la plaine de glace qui s’étendait à sa base était plus grande encore que celle que nous venions de franchir à si grand’peine. Il nous fallait la doubler à tout hasard, nous étions trop fatigués pour pouvoir la franchir autrement ; mais nous dûmes renoncer à notre tentative.

Je grimpai encore sur la banquise la plus voisine ; ces montagnes de glace nous servaient à explorer le pays. J’examinai le pays dans la direction du sud. Jamais je ne vis de plus désolant spectacle ; pas de mer ouverte, nous nous trouvions dans un cul-de-sac ; devant nous, derrière nous, des obstacles que nos hommes épuisés ne pouvaient songer à surmonter ; il fallait attendre que l’été vînt nous frayer notre chemin, et cela avec des provisions insuffisantes, avec des embarcations dans un état déplorable.

Enfin nous découvrîmes un étroit chenal, simple fissure au milieu des blocs de glace attachés au rivage ; il nous conduisit sous des falaises escarpées où nos embarcations trouvèrent un abri assuré. Des blocs de rochers entassés les uns sur les autres donnaient l’aspect d’une armure gigantesque à cette falaise dont les sommets se perdaient dans le brouillard et la brume. Les oiseaux semblaient avoir établi leur séjour dans ces rocs crevassés ; les plongeons lummes, les mouettes tridactyles y abondaient surtout.

Sur notre droite, un pont naturel conduisait à un petit vallon tout verdoyant de mousses, que dominait un glacier froid et étincelant.

Du haut d’une colline escarpée j’eus une vue splendide de ce grand océan de glaciers, qui semble former l’axe du Groenland ; parsemée d’îles, cette vaste mer empourprée se découpait sur l’azur de l’horizon comme une ceinture de diamants dont les feux étincellent au soleil.

Le glacier de Humboldt et le glacier près d’Étah sont les seuls que j’ai vus qui débitent plus d’eau. Un torrent