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et combattant avec ses griffes ; elle poussait des rugissements à être entendus à un mille de là. « Jamais, dit Morton, animal ne fut plus en détresse. » Elle allongeait le cou, s’élançait sur le chien le plus à sa portée, grinçant des dents et tournant ses griffes comme les ailes d’un moulin à vent. Si elle manquait son coup, elle n’osait poursuivre un chien, de peur que les autres ne se précipitassent sur le petit, faisait entendre un rugissement de rage désappointée, et continuait à jouer des pattes, à étendre sa gueule grande ouverte au-devant de ses agresseurs. Chaque fois que l’ourson ne pouvait suivre sa mère ou devancer suffisamment les chiens, la mère se retournait, et plaçant sa tête sous les hanches du petit, le lançait en avant ; puis celui-ci en sûreté, elle faisait de nouveau tête à ses ennemis pour lui donner le temps de fuir. À chaque halte de son nourrisson, la pauvre bête recommençait la même manœuvre : c’était un spectacle véritablement émouvant ; Hans y mit fin par une balle tirée à bout portant dans la tête de l’animal. L’ourson se fit tuer sur le corps de sa mère, en essayant de le défendre contre la meute affamée.

Le 24 juin, Morton atteignit le cap Constitution qu’il essaya en vain de tourner, car la mer en battait la base. Faisant de son mieux pour gravir les rochers, il n’arriva qu’à quelques centaines de pieds. Là il fixa à son bâton le drapeau de l’Antarctic, une petite relique bien chère, qui m’avait suivi dans mes deux voyages polaires. Ce drapeau avait été sauvé du naufrage d’un sloop de guerre des États-Unis, le Peaweck, lorsqu’il toucha à la rivière Colombie. Il avait accompagné le commodore Wilkes dans ses découvertes le long des côtes d’un continent antarctique. C’était maintenant son étrange destinée de flotter sur la terre la plus nord non-seulement de l’Amérique, mais de notre globe ; près de lui étaient nos emblèmes maçonniques de l’équerre et du compas. Morton les laissa flotter une heure et demie au haut du noir rocher qui couvrait de son ombre les eaux blanchissantes que la mer, libre de glaces, faisait écumer à ses pieds.

La côte au delà du cap doit, selon lui, s’abaisser vers l’est, puisqu’il lui fut impossible de voir aucune terre de sa station sous le cap. La côte ouest s’ouvre vers le nord où son œil la suivait jusqu’à cinquante milles. Le jour étant clair, il lui fut facile d’apercevoir plus loin encore la rangée de montagnes qui la couronnent ; elles étaient fort hautes, arrondies et non coniques à leur sommet comme celles qui l’avoisinaient, quoique peut-être ce changement apparent provînt de la distance, car il remarqua que leurs ondulations se perdaient insensiblement à l’horizon.

La plus haute élévation du point d’observation où il fut obligé de s’arrêter lui parut de trois cents pieds au-dessus de la mer. De ce point il remarqua, à six degrés ouest du nord, un pic très-éloigné tronqué à son sommet comme les rochers de la baie de la Madeleine. Nu et dépouillé, il était strié verticalement avec des côtes saillantes. Nos estimations réunies lui assignent une élévation de 2500 à 3000 pieds. Ce pic, la terre la plus septentrionale connue, a reçu le nom du grand pionnier des voyages arctiques, sir Edward Parry.


Adieux, départ et voyage. — Quatre cents lieues dans ou sur la glace. — Fatigues, dangers et famine. — Arrivée à Upernavik.

Le reste de l’été se passa sans dégager notre navire, et l’hiver de 1854-55 nous trouva bloqués dans le havre de Rensselaer par les mêmes glaces que l’année précédente. Cet hiver nous soumit aux mêmes épreuves que le premier ; il nous trouva peut-être plus préparés à le recevoir, mais il nous laissa plus affaiblis. Pendant sa durée, nous perdîmes deux de nos compagnons par la maladie. Un troisième, Hans le Groenlandais, déserta et s’enfuit dans un clan lointain d’Esquimaux, préférant leur genre de vie aux chances de notre avenir.

Avril et mai vinrent sans apporter de changement à notre situation. En juin, nous reconnûmes la nécessité d’abandonner notre navire. Dès lors, il n’y avait pas à hésiter ; il nous fallait préparer nos bateaux pour un long et périlleux voyage ; ils étaient si petits, si chargés, en si mauvais état, qu’ils pouvaient à peine justifier notre espoir de les voir flotter. En attendant, un vent du sud-ouest, chargé de pluie, amoncela des nuages sombres sur la baie, et sembla nous menacer d’un emprisonnement forcé sur notre précaire plage de glace.

18 juillet. — Les Esquimaux nous ont rejoints ; ils sont tous venus pour nous dire adieu : Metek, Nualik, Myouk, et Nessarak, et Tellerek, et Sipsu, et… Je pourrais les nommer tous ; eux aussi nous connaissent bien, nous avons trouvé des frères sur cette terre désolée.

Je suis occupé à prendre mes notes, les enfants eux-mêmes viennent me parler : Kuyanake, Kuyanake, Nalegak Soak, Merci, merci, grand chef ! » Metek entasse devant nous des oiseaux comme si nous devions manger éternellement, et sa pauvre femme pleure à l’entrée de ma tente, s’essuyant les yeux avec une peau d’oiseau.

Il y en a vingt-deux autour de moi, et en voici venir encore. Des enfants de dix ans poussent devant eux des traîneaux où se trouvent les babys. La tribu tout entière campe sur la plaine de glace.

Nos amis nous ont toujours considérés comme leurs hôtes. Sans eux nos tristes préparatifs de voyage auraient duré quinze jours de plus, et nous sommes tellement en retard que nos chances de salut peuvent se mesurer sur les heures.

Le penchant au vol est le seul reproche sérieux que nous ayons eu à leur faire. Ils ont peut-être aussi médité quelque trahison, et j’ai lieu de croire qu’à notre arrivée, étant sous l’empire de craintes superstitieuses, ils ont pensé à nous tuer ; mais rien de ce sentiment n’existe depuis longtemps. Nous nous étions si bien pliés à leur manière de vivre, nous leur avions donné une si franche hospitalité dans notre pauvre navire et pendant leurs chasses à l’ours, que toute trace d’inimitié avait complétement disparu.

Le pouvoir qu’ils m’attribuaient comme angekok, ou sorcier, confirmé par ma carabine à six coups, ne fut peut-être pas d’abord sans quelque influence sur