mortel. J’essayai de le déranger en lui lançant de toutes mes forces une grosse pierre. Alors, se précipitant la tête basse et la corne en avant, il fondit sur moi avec une fureur effrayante, au milieu d’un nuage de poussière. Je n’eus que le temps de faire feu ; et avant qu’il me fût permis de me rejeter en arrière ou de côté, le corps massif du monstre me heurta lourdement et me lança à terre. Le choc fut si violent que ma poudrière, mon fusil, mon sac à balles et ma casquette furent projetés au loin ; mon fusil alla tomber à plus de dix pas. Comme le rhinocéros n’avait pas réussi à me transpercer, l’impétuosité de son attaque fut précisément ce qui me sauva. En me passant sur le corps, il fut emporté par son élan et alla tomber dans le sable, où sa tête et son train de devant s’enfoncèrent. Pendant qu’il se dégageait, je pus me tirer d’entre ses jambes de derrière.
Mais l’horrible bête ne me tint pas quitte à si bon marché ; je m’étais à peine relevé, qu’elle me donnait une seconde poussée qui me renversa de nouveau, et avec sa corne aiguë elle me laboura la cuisse depuis le genou jusqu’à la hanche, en même temps qu’avec une de ses jambes de devant elle me portait à l’épaule un coup terrible. Mes côtes plièrent sous ce poids énorme, et je crois que pendant un moment je perdis tout à fait connaissance. Tout ce que je me rappelle, c’est que lorsque je relevai la tête j’entendis un grognement sauvage et le bruit d’une masse qui plongeait lourdement dans la forêt. Après bien des efforts je parvins à me relever, et je cherchai un abri contre le tronc d’un gros arbre ; mais le danger était passé ; mon adversaire, satisfait de sa vengeance, ne chercha plus à m’inquiéter.
J’avais la vie sauve, mais déchiré, meurtri, brisé, moulu, anéanti, j’eus toutes les peines du monde à me traîner jusque vers ma cachette.
Tant que la lutte avait duré, j’avais conservé ma présence d’esprit, mais l’excitation passagère qui m’avait soutenu une fois tombée, et le trouble de mes sens apaisé, je fus saisi d’un tremblement nerveux. J’ai depuis cette époque tué bien des rhinocéros, mais il se passa plusieurs semaines avant que je pusse attaquer ces animaux avec mon sang-froid ordinaire.
Au lever du soleil, le mulâtre qui me servait de domestique, et que j’avais laissé à un demi mille en arrière, vint me joindre, pour rapporter au camp mes fusils et les autres objets dont je m’étais muni pour la chasse. En peu de mots je lui racontai ma mésaventure. Il m’écouta d’abord avec un air d’incrédulité ; mais la vue de ma cuisse entr’ouverte changea bientôt ses doutes en un étonnement douloureux.
Je lui donnai un de mes fusils et je l’envoyai à la recherche du rhinocéros noir, en lui recommandant de ne s’approcher qu’avec une extrême prudence de la bête, qui, suivant mes conjectures, ne devait pas être encore morte. Quelques minutes après, un cri de détresse parvint jusqu’à moi ; je m’écriai, en me frappant le front : « Grand Dieu ! c’est maintenant ce pauvre garçon que le monstre entreprend ! »
Je ne songeai plus à mes blessures, je saisis un fusil et je rampai à travers les buissons aussi rapidement que mon état me le permettait. Quand j’eus franchi deux ou trois cents mètres, je vis une scène qui restera toujours dans ma mémoire. Au milieu de quelques arbustes, et placés à deux mètres l’un de l’autre, se tenaient le rhinocéros et le jeune sauvage : le premier, sur ses trois jambes, couvert de sang et de boue, et exhalant sa fureur en grognements menaçants, le second, pétrifié par la peur,