Page:Le Tour du monde - 01.djvu/236

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cifique que son congénère noir, et je crois d’ailleurs que la rencontre était de part et d’autre tout à fait imprévue.

Une nuit que, par un beau clair de lune, je me tenais silencieusement tapi dans mon skrüm ou affût, et que je contemplais le tableau étrange et pittoresque qui se déroulait sous mes yeux, je fus tiré de ma rêverie par le grognement peu mélodieux d’un rhinocéros noir. Évidemment il n’était pas de bonne humeur, car, lorsque je m’avançai hors du taillis pour gagner un terrain plus découvert, je pus remarquer qu’il déchargeait sa colère sur tout ce qu’il rencontrait : il s’attaquait aux buissons, aux arbustes, aux pierres, etc. Sur son chemin, la terre était jonchée de crânes et de squelettes appartenant à des animaux de son espèce. La vue de ces objets excitait chez lui une fureur inconcevable : il s’emportait contre eux, les attaquait avec ses défenses et les piétinait avec rage.

Je m’amusais beaucoup de ce passe-temps excentrique ; mais celui qui m’en donnait le spectacle n’était pas facile à approcher. La nature du terrain, fort découvert en cet endroit, m’exposait en plein aux rayons de la lune, et le calcaire blanc, dont il était en grande partie composé, réverbérait vivement la lumière. Cependant, après m’être débarrassé de mes souliers et de tout ce qui dans mon vêtement aurait pu jeter quelque éclat et trahir ma présence, je me couchai sur le ventre et me mis à ramper, en poussant mon fusil devant moi ; j’arrivai ainsi à peu de distance de l’animal courroucé. Comme il venait en droite ligne vers moi, je ne voulus pas d’abord tirer, parce que je n’aurais pas eu grande chance de le tuer dans cette position. S’étant avancé de quelques pas, il finit par m’éventer ; il souffla bruyamment comme ces animaux ont coutume de le faire quand ils sont saisis d’un accès d’effroi ou de fureur, et il se prépara à me traiter comme une pierre ou un squelette. Il n’y avait pas de temps à perdre, et, réduit à me défendre, je n’hésitai pas à faire feu, en visant à la tête. Le rhinocéros entra dans un état de démence que je n’oublierai jamais ; il bondit presque perpendiculairement à une hauteur de plusieurs pieds et retomba si lourdement que la terre en trembla sous son poids ; puis il s’élança avec impétuosité et tourna plusieurs fois autour de l’endroit où je m’étais blotti. À chaque pas il soulevait un nuage de poussière ; il s’en fallut de bien peu que je ne fusse écrasé sous ses pieds. Enfin, après cinq minutes de cette course effrénée, il se retira brusquement dans le bois où je le perdis de vue. Comme je ne trouvai pas de sang sur sa trace, je supposai que je ne l’avais pas blessé grièvement. Ma balle avait sans doute frappé sa corne, et la violence du coup l’avait étourdi. Si mon fusil avait raté, il est plus que probable que j’eusse été transpercé.

Une autre fois, ayant aperçu pendant la nuit un énorme rhinocéros blanc, je vins bravement me poster à quelques pas de lui, et je lui envoyai une balle dans l’épaule. Mais ce beau coup faillit me coûter cher. Guidée par la lueur du fusil, la bête se rua sur moi avec tant de fureur que j’eus à peine le temps de me jeter sur le dos, et je demeurai dans cette position sans faire le moindre mouvement. Cette manœuvre me sauva la vie. Ne m’apercevant plus, le rhinocéros s’arrêta tout à coup, au moment où déjà ses pieds me touchaient et où il allait me passer sur le corps. Il était si près de moi, que je sentais sa bave couler sur mon visage. J’étais dans les angoisses de l’agonie ; heureusement cette