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guette, les mâchoires du reptile pour faire voir aux spectateurs les crochets qui laissaient suinter une matière blanche et huileuse. Il présenta ensuite son bras au leffa qui y enfonça immédiatement ses crochets, pendant que l’homme faisant de hideuses contorsions, tournoyait toujours rapidement en invoquant son saint patron. Le reptile continua de mordre jusqu’au moment ou l’Eisowy, le retirant, nous montra le sang qui coulait de son bras.

« Déposant ensuite le leffa à terre, il porta sa blessure à sa bouche, et la pressant avec ses dents, il se mit à danser, la musique hâtant de plus en plus la mesure jusqu’à ce qu’enfin il s’arrêta épuisé de fatigue.

« Persuadé que ce n’était qu’une jonglerie, et qu’il avait enlevé le venin du leffa, je demandai à toucher le serpent.

— Êtes-vous un Eisowy, me dit l’homme de Sous, ou bien avez-vous une foi inébranlable dans le pouvoir de notre saint ? »

« Je répondis négativement.

« Si le serpent vous mord, me dit-il, votre heure est venue : qu’on me donne une poule ou tout autre animal, je veux vous donner une preuve évidente de ce que j’avance, avant que vous ne touchiez un leffa. »

« On apporta une poule ; le charmeur de serpents prit un de ses reptiles et lui laissa mordre l’oiseau. On mit la poule à terre, qui tourna pendant une minute comme si elle avait des convulsions, chancela et tomba morte. Peu après sa chair avait pris une teinte bleuâtre. Il va sans dire que je n’insistai pas pour toucher au leffa.

« Remettant ses reptiles dans le panier, notre charmeur en retira d’autres serpents connus dans les environs de Mogador ; je remarquai entre autres le boumenfahk (le père de l’enflure) ; la morsure de ces serpents n’est pas assez venimeuse pour mettre la vie en danger. L’Eisowy joua pendant quelque temps avec eux, et les laissait mordre son corps à demi nu qui ruisselait de sang pendant qu’il dansait ; puis saisissant entre ses dents la queue d’un de ces serpents, pendant que les autres s’enroulaient autour de son corps, il commença à le manger ou plutôt à le mâcher ; le reptile se tordant de douleur mordit le cou et les mains de l’Eisowy jusqu’à ce que celui-ci l’eût complètement dévoré : je n’ai jamais vu de plus dégoûtant spectacle.

« Dans mes courses, j’ai souvent rencontré des Eisowys, je les ai toujours vus manier les scorpions et d’autres reptiles venimeux sans en avoir jamais été blessés. Pendant mon séjour à Tanger, un jeune Maure assistant aux exploits d’un charmeur de serpents, le tourna en ridicule en lui disant que ce n’était que jongleries ; mis au défi par un des Eisowys, il entra dans le cercle magique, toucha un des leffa, fut mordu et expira en peu d’instants.

« Les Eisowys forment une secte nombreuse disséminée dans les villes de l’ouest de la Barbarie : ils rappellent sous certains rapports les Derviches tourneurs de l’Orient : comme eux ils s’assemblent les jours de fête dans des maisons consacrées à la célébration de leurs rites. Ils croient que leur amour et leur respect pour Seedna-Eiser, leur patron, doit arriver à leur faire dépasser les bornes de la raison humaine : cette idée les fait tomber, pendant qu’ils s’y livrent, dans une aberration d’esprit telle, qu’ils s’imaginent être transformés en bêtes sauvages, tigres ou lions, chiens, etc. Ils se mettent alors à hurler, à aboyer ou à crier à l’imitation des animaux qu’ils croient représenter. Cet état de folie tient soit à l’emploi d’une herbe enivrante, le haschisch, qu’ils prennent par petites quantités dans un verre d’eau, soit à ce qu’ils fument du kik, plante fort commune dans le Maroc ainsi que la précédente. Quand les Eisowys sont dans cet état, on les promène quelquefois dans les rues ; enchaînés deux à deux, leur chef (Emkaden), les précède, monté à cheval. Ils poussent des hurlements horribles, et font des bonds prodigieux. Les spectateurs leur jettent quelquefois un mouton vivant ; il est aussitôt mis en pièces, et dévoré intestins et tout.

« S’ils parviennent à se débarrasser de leurs chaînes ces Eisowys se jettent sur les juifs et les chrétiens qu’ils rencontrent. Il y a quelques années, à Tanger, un enfant juif, m’a-t-on dit, fut mis en pièces par ces frénétiques.

« Je fus une fois attaqué par un de ces furieux qui avait réussi à se débarrasser de ses liens ; mais j’avais heureusement un énorme bâton que je lui appliquai vigoureusement sur le crâne ; ce traitement sembla le rappeler à la raison, il me quitta pour aller dévorer des choux dans une boutique voisine.

Les Maures regardent ces sectaires d’un œil moins favorable que ne le font les Turcs : cependant au Maroc comme dans tout l’Orient musulman il n’y a de position sociale, inviolable et sûre, que celle de maniaque et d’insensé.

« Peut-être pour trouver l’origine de ces rites, contraires à la loi du Prophète, faut-il remonter jusqu’aux jours antiques où les phénomènes incompris de l’astronomie et les fureurs d’un fétichisme bestial se partageaient les croyances de l’humanité enfant.

Un jour, je fis avec quelques amis, chrétiens et Maures, une excursion jusqu’aux Sanceates-Sultan, ou jardins de l’empereur, qu’on appelle aussi quelquefois Gharset-es-Sultan. C’est une promenade à cheval de quatre à cinq heures. Nous guéâmes avec difficulté la rivière Wad-el-Kesab ; il était tombé beaucoup d’eau dans le haut pays, mais pas une goutte de pluie sur la côte. Comme dans tous les pays déboisés par l’insouciance des nomades et par la vaine pâture, les cours d’eau du Maroc sont très-trompeurs. Pour se servir de la métaphore de Job, « ils sonf trompeurs comme un livre ». Aujourd’hui à sec, demain ils rouleront des eaux écumantes et fangeuses qui inonderont tout le pays environnant…

« La vallée qui conduit aux jardins de l’empereur n’offre rien de très-remarquable. Quelques broussailles couvrant des monticules de sable, de rares palmiers nains, ou quelques argans plus rares encore. Des tourterelles sauvages roucoulant et voletant au milieu de ces arbres, rompaient seuls la monotonie de ce pays inculte