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de venir me placer à ses côtés. Douée d’une beauté extraordinaire quelques années auparavant, elle devint la favorite de l’empereur ; ses rivales, enflammées par la jalousie, formèrent et exécutèrent le projet de l’empoisonner ; la force de sa constitution lui sauva la vie, mais sa beauté avait entièrement disparu et avec elle toute son influence. J’hésitai à m’occuper de cette cure longue et difficile qui pouvait me retenir longtemps ; mais l’état de souffrance de la malade m’y décida. Comme je sortais d’auprès d’elle, une esclave d’Alla-Batoum, la première sultane, me fit appeler chez celle-ci. Je ne savais pas si je devais satisfaire à ce désir ; mais, emporté par la curiosité, je me rendis près d’Alla-Batoum, beauté mauresque parfaite, c’est-à-dire excessivement grasse. Ses grosses joues étaient peintes d’un rouge très-vif, ses yeux étaient petits, sa physionomie dépourvue d’expression ; elle pouvait avoir de trente-six à quarante ans. La curiosité seule l’avait poussée à m’envoyer chercher ; elle parla de son mal avec tant de gaieté que je crus me dispenser de lui proposer des remèdes. Elle était entourée d’une foule d’odalisques qui avaient eu envie de me voir et qui toutes voulurent une consultation : l’air doctoral que je pris pour leur recommander la sobriété leur donna une haute opinion de mes talents. La consultation finie, on passa à la critique de mes vêtements qui furent examinés avec soin. Toutes ces femmes me firent une foule de questions qui montraient leur profonde ignorance. Pour me retenir plus longtemps, Alla-Batoum me fit servir du thé.

« Après cette visite je me disposais à quitter le harem, quand je fus mandé par la sultane favorite Alla-Bouya. En entrant dans son appartement je fus tellement frappé de sa beauté qu’elle dut s’apercevoir du trouble qu’elle me causait. C’était une Génoise prise à l’âge de huit ans par un corsaire. Elle fut introduite dans le sérail de l’empereur qui la força d’embrasser la religion musulmane ; sa beauté, son esprit, ses talents la firent monter au rang qu’elle occupait ; elle pouvait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans ; comme elle savait lire et écrire, ses compagnes la regardaient comme un être supérieur. Elle conservait encore assez de ses premiers souvenirs pour remarquer : « qu’elle se trouvait au milieu d’un peuple ignorant et grossier ».

« Le harem de Sidi-Mohammed était composé de cent soixante femmes, sans compter toutes les esclaves qui servaient les sultanes.

« La première sultane à la direction du harem ; c’est-à-dire qu’elle en a la police générale. La sultane favorite et elle jouissent seules du droit d’avoir deux pièces ; les autres odalisques n’ont qu’une seule chambre. L’extérieur des appartements des femmes est sculpté avec beaucoup de goût ; tapissés de beau damas, ils ont leurs planchers couverts de superbes tapis de Turquie, sur lesquels on jette des coussins et de petits matelas pour s’asseoir et dormir. Les plafonds sont peints et chargés de sculptures ; les tentures sont de satin, souvent encadrées dans de larges bandes de velours noir brodées d’or. Il y a aussi un grand nombre de glaces magnifiques. Les générosités de l’empereur pour les femmes sont plus ou moins abondantes, suivant les sentiments qu’elles savent lui inspirer. En général, il leur alloue des sommes si mesquines, que la sultane favorite n’a guère plus d’une demi-couronne à dépenser par jour : n’étaient les cadeaux que leur font les Européens et les Maures pour qu’elles s’intéressent à leurs affaires, les sultanes seraient fort mal à leur aise.

« Désespérant d’obtenir la permission de retourner en Europe, je dus recourir à la ruse : je persuadai à mes belles malades qu’à Gibraltar seulement je pouvais composer les remèdes qui devaient achever leur guérison. Ce stratagème m’ouvrit les portes de l’empire et j’en profitai immédiatement. »


LE MAROC À L’ÉPOQUE ACTUELLE.

RELATION DE JAMES RICHARDSON.
Arrivée à Mogador. — Les matelots maures. — Vénalité et corruption. — Les procédés du fisc.

Feu James Richardson, qui mourut en 1851 sur les frontières du Bornou, où il se rendait chargé d’une mission du gouvernement anglais auprès des rois et chefs du Soudan, avait essayé, peu avant son départ pour l’Afrique centrale, de pénétrer à la cour de Maroc et de gagner le sultan Abd-er-Rhaman à la cause qui fut celle de toute sa vie, l’abolition de la traite des noirs, par la fermeture des marchés de la côte d’Afrique à toute caravane amenant des esclaves de l’intérieur du continent. Inutile de dire qu’il échoua et qu’il devait échouer dans cette tentative philanthropique. Mais les notes qu’il a laissées sur son excursion au Maroc viennent d’être réunies et publiées par sa veuve. Elles forment deux volumes dont nous extrayons les détails suivants :

« … Il y a deux entrées au port de Mogador, l’une au sud, bien ouverte, l’autre au nord-ouest, passage étroit, à peine assez large pour un navire de guerre. C’est dans ce détroit, dont le fond est de roche, où les courants sont d’une violence extrême, que le Suffren s’embossa lors du bombardement de Mogador par le prince de Joinville.

« Un bateau maure vint me prendre à bord malgré le mauvais temps. Qu’est-ce qu’un bateau maure ? une longue coquille de planches mal jointes, ayant autant forme de canot qu’un tronc d’arbre creusé au feu : pour aviron les matelots se servent d’un long bâton.

« L’empereur a tout au plus trois frégates mal armées, et pas un capitaine capable de conduire un navire de Mogador à Gibraltar. Voilà tout ce qu’il reste de ces audacieux pirates de Salé, qui poussèrent l’insolence, il n’y a que quelques siècles encore, jusqu’à venir défier la flotte anglaise dans la Manche.

« La manière de ramer vaut la peine d’être racontée : le raïs maure, à la barre, crie aux rameurs la première chose qui lui passe par la tête ; les marins la répètent en chœur.

« Khobash ! (un pain), crie le raïs.

— Un pain, répètent les rameurs.

— Vous aurez un pain à votre retour.