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la vue, envoya à Gibraltar réclamer les soins d’un docteur chrétien. Le gouverneur de cette ville détermina le docteur Lemprière à faire ce voyage, moins par l’appât des magnifiques récompenses que par la promesse de remettre en liberté de malheureux captifs chrétiens.

« Mon malade, dit le docteur, se trouvait à Taroudant ; c’est là que je me rendis par la voie de Mogador.

« Taroudant est situé dans une vaste plaine presque inculte, à vingt milles au sud de l’Atlas. La vieille muraille qui l’entourait est à moitié détruite ; les maisons, qui n’occupent qu’une partie de son enceinte, sont en terre ; elles ne s’élèvent qu’à la hauteur du rez-de-chaussée ; chaque habitant a un jardin à sa maison ; par ce moyen, elles sont assez éloignées les unes des autres ; les palmiers et les dattiers qui, de tous côtés, frappent les regards, donnent à cette ville plutôt l’air d’un grand et beau village que d’une cité.

« À mon arrivée, on me conduisit tout d’abord au palais du prince, situé à un demi-mille de la ville ; cette habitation, dont mon illustre malade était l’architecte, forme un séjour assez agréable, grâce surtout à un jardin dessiné par un Français. Je trouvai Muley-Ab-Salem, les jambes croisées, assis sur un coussin recouvert d’une toile blanche très-fine ; il avait devant lui un long tapis assez étroit qui servait de siége à ses courtisans. C’était le seul meuble de son appartement.

« Ce prince n’avait guère plus de trente-cinq ans, mais une constitution ruinée avant le temps, une cataracte sur un œil, une goutte sereine sur l’autre, lui ôtaient presque l’usage de la vue, et me laissaient peu d’espoir de succès, d’autant plus que j’éprouvais continuellement des obstacles dans l’administration des remèdes. Au bout de quinze jours cependant, le prince éprouvait un mieux sensible ; ces premiers symptômes de guérison fermèrent la bouche à la malveillance, et sa confiance en moi augmenta au point qu’il voulut me faire voir ses femmes, dont quelques-unes avaient besoin des secours de la médecine. Accompagné du chef des eunuques, je pénétrai dans le harem, qui renfermait des femmes de toute couleur et de toute origine. Presque toutes étaient d’un embonpoint extraordinaire, elles avaient les yeux gros et noirs, la figure ronde, le nez petit. J’ai vu aussi des blondes au teint pâle et de belles négresses.

« Lorsque je fus introduit chez la malade, dont l’état inquiétait le plus Muley-Ab-Salem, je trouvai, dans l’appartement où l’on me fit entrer, un grand rideau qui le séparait en deux. Une jeune esclave apporta un petit tabouret qu’elle plaça contre ce rideau, en me faisant signe que c’était pour m’asseoir. Un instant après, sa maîtresse, que je ne pouvais voir, me passa son bras en me priant de lui tâter le pouls, persuadée qu’à l’aide de ce symptôme seul je découvrirais sa maladie. Je m’impatientai, parce que ma curiosité n’était pas satisfaite ; je crus avoir trouvé un moyen excellent de voir cette beauté : je lui dis qu’il fallait absolument qu’elle me montrât sa langue. Cette ruse échoua et je fus trompé dans mon attente ; car elle fit, avec ses ciseaux, un trou au rideau qui la cachait, et y passa sa langue sans laisser voir aucune autre partie de sa personne.

« Je vis une autre femme attaquée d’humeurs scrofuleuses au cou : ancienne favorite de Muley, elle me promit les plus riches présents si je parvenais à la guérir. Elle fut très-étonnée quand je parus douter du succès ; elle avait toujours pensé, me dit-elle, qu’un médecin européen guérissait toutes les maladies.

« Les femmes du sérail de Muley-Ab-Salem ne me parurent point de la première jeunesse ; je ne crois pas en avoir vu une seule au-dessous de vingt-huit à trente ans. Toutes avaient beaucoup d’embonpoint, aucune ne savait marcher. Ces femmes, autant que j’ai pu en juger, sont sans esprit comme sans éducation. Elles demandèrent si je savais lire et écrire, et marquèrent beaucoup d’admiration pour les chrétiens, lorsqu’elles apprirent qu’ils étaient presque tous en état de lire les livres de leur religion. Aucune d’elles ne possède de talents d’agrément.

« Après trois semaines de traitement, Muley-Ab-Salem se trouvait mieux, quand je reçus l’ordre de me rendre sur-le-champ à Maroc ; je ne pouvais concevoir pourquoi on me faisait quitter mon malade ; il ne m’en fallut pas moins obéir.

« Je quittai Taroudant le 30 novembre, à huit herues du matin, escorté d’un alcade et de deux cavaliers nègres qui étaient chargés de porter à l’empereur les présents que son fils lui faisait tous les ans : trois caisses d’argent et six chevaux de prix. J’arrivai de bonne heure au pied du mont Atlas, qui n’est qu’à 20 milles de Taroudant ; ne voulant pas m’engager de nuit dans la montagne, je campai à côté de quelques chaumières habitées par de pauvres Maures.

« Le lendemain, je partis au point du jour ; j’avais à peine fait un mille, que je me trouvai environné de précipices. Dans plusieurs endroits, la route, qui n’était qu’un étroit sentier à peine assez large pour laisser passer un mulet, avait à droite et à gauche des abîmes effrayants. Bien que parti avant le lever du soleil, je ne sortis de ces terribles montagnes qu’à six heures du soir, épuisé de fatigue et d’émotions. Le matin à mon réveil, quel ne fut pas mon ravissement en apercevant la belle vallée qui précède Maroc.

« Les forêts d’argans[1] qu’on traverse en voyageant dans l’Atlas, font grand plaisir à rencontrer, tant à cause de la variété des bois dont elles sont plantées, que parce qu’elles reposent l’œil fatigué de la stérilité du reste du pays. On y trouve des massifs de beaux arbres couverts de verdure, de fleurs et de fruits au mois de décembre. Lorsque j’y passai dans la saison la plus rigoleuse de l’année, la température était douce et agréable. Des cas-

  1. Elœondenron Argon, ainsi appelé de son nom arabe, appartient à la famille des Célastrinées. Il produit un fruit qui ressemble à l’olive. Le noyau a la forme d’un œuf, brun et très-dur ; il renferme une amande aplatie, blanche et d’un goût fort désagréable. De cette amande on extrait une huile rance qui remplace généralement l’huile d’olive. Cet arbre, élevé et touffu, atteint quelquefois la taille des grands chênes. Les environs de Mogador renferment plusieurs forêts de cet arbre dont l’industrie tirerait un si grand parti.