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noua-Levou, cette souveraineté est plus nominale qu’effective, et l’espèce de constitution féodale qui dominait aux Viti et faisait de chaque district, de chaque village une souveraineté indépendante, résiste encore dans les petits centres les plus éloignés de l’action politique du roi Thakombau ; néanmoins son influence y est reconnue et tend à s’y développer, tandis qu’elle est très-réelle dans les districts rapprochés de Mbao, domaine personnel de ce roi des rois. — Tanoa, père de Thakombau, avait tenté déjà cette œuvre d’unification, mais avec des chances très-diverses, et, dans ses dernières années, même, il avait été chassé par l’aristocratie de Mbao, qui le détestait à la fois pour son despotisme et pour les cruautés qui étaient son unique moyen de gouvernement. — Thakombau obtint de ne pas quitter Mbao ; et, après avoir longuement préparé son plan, dissimulant ses intrigues sous l’apparence la plus inoffensive, il réussit à former un parti avec lequel il surprit, pendant la nuit, les adversaires du vieux Tanoa ; les uns furent tués, les autres prirent la fuite et passèrent sur l’île de Viti-Levou. Mais on les livra bientôt au vainqueur, et le glorieux retour de Tanoa à Mbao fut célébré par un festin dans lequel ces malheureux furent mangés. — Thakombau a lui-même rencontré bien des obstacles dans ses projets d’unité monarchique ; il a eu à lutter plus d’une fois contre de dangereux soulèvements ; et s’il est permis de supposer que des intentions mondaines se mêlent à ses nouvelles croyances religieuses, on peut croire que l’appui des missionnaires et l’influence anglaise qui l’accompagne ne sont pas absolument étrangères à sa conversion. Il n’est pas tout a fait de l’avis de César, et pense probablement qu’il vaut mieux être le second dans toutes les Viti, que le premier dans Mbao. Les Anglais sont loin, et il compte vraisemblablement que, soutenu par leur protectorat, c’est en définitive lui qui retiendra la réalité du pouvoir.

« Nous fûmes reçus avec beaucoup de cérémonie à la résidence de Thakombau. Un passage nous ayant été ouvert à travers des paquets de tissus indigènes, d’énormes rouleaux de cordes et d’autres articles laissé en présents par une tribu vassale dans une récente visite, nous aperçûmes, assis dans une attitude pleine de dignité, le chef de Mbao lui-même, le plus puissant peut-être des souverains de la Polynésie, et sans contredit le plus énergique de tous. Il se leva cependant à notre entrée, devinant que nous nous attendions à cette marque de déférence, et rejetant une pièce d’étoffe blanche, longue de huit a dix yards (environ neuf à dix mètres), qui l’enveloppait jusqu’à la ceinture, il m’invita à m’asseoir sur l’unique chaise qu’il possédât. Les autres personnes qui m’accompagnaient se placèrent sur les balles de tissus, ou s’accroupirent les jambes croisées, comme les gens du pays. Il était impossible de ne pas admirer le fier maintien de ce chef : d’une taille puissante, presque gigantesque, il avait toutefois des membres bien formés et d’une heureuse proportion. Son apparence, qui s’éloignait du type nègre plus que celle des individus de rang inférieur, était agréable et intelligente. Avec sa chevelure soigneusement relevée, apprêtée selon la mode recherchée du pays et couverte d’une sorte de gaze de teinte brune, il avait tout à fait l’air d’un sultan de l’Orient. Aucun vêtement n’emprisonnait son cou ni sa large poitrine, et ne dissimulait la couleur naturelle d’une peau d’un noir transparent, mais prononcé. Malgré cette sobriété de parure, qui était une affaire de choix et non de nécessité, ainsi que l’attestaient les richesses nombreuses étalées autour de lui, il avait certainement quelque chose de royal dans son attitude. Non loin de lui se tenaient son épouse favorite, femme assez forte, aux traits souriants, et son fils et héritier, bel enfant de huit à neuf ans. — Thakombau était, en outre, environné, à une distance respectueuse, de la foule de ses courtisans humblement agenouillés.

« Le roi des Viti nous témoigna les meilleures dispositions pour seconder notre exploration, nous fournit un large canot doublé avec l’équipage de rameurs nécessaire, et, pour plus de sûreté, nous donna pour guides plusieurs personnages influents.


II

Remonte de la rivière Rewa. — Réception dans les villages du littoral. Éloquence et faconde des indigènes. — Requins d’eau douce.


Tous nos préparatifs terminés, nous partîmes de Mbao dans la matinée du 16 août et bientôt nous entrions dans le Wai-ni-ki ou embouchure principale de la Rewa. Comme nous tournions la pointe extrême du Delta, au village de Kamba, Korai-Ravula, un chef de haut rang, nous fit remarquer ses terres en friche tandis que les champs voisins étaient plantés d’ignames, et il nous dit obligeamment que si notre course était terminée assez tôt, il se hâterait de mettre son terrain en culture, mais qu’autrement, il ne nous abandonnerait point pour un pareil motif.

« Sur la rive gauche du fleuve, les naturels nous signalèrent un canal étroit, passant à travers des bouquets de mangliers. Ce lieu est sacré ; chacun le traverse dans un silence religieux, et les branches mêmes des arbres suspendues au-dessus des eaux sont tabou : c’est-à-dire qu’il est défendu d’y toucher. La divinité qui règne en cet endroit possède un tambour de telle dimension, dit-on, qu’il faut huit personnes pour le battre, et lorsqu’on l’entend résonner, c’est un présage certain de guerre pour les tribus voisines. Dans les temps difficiles, le chef actuel de Mbao s’est rendu propice le dieu par des offrandes de tortues et de porcs. On nous montra sur la rive droite une petite anse, également entourée de mangliers, où demeurait une autre divinité d’humeur joyeuse, qui exigeait que les canots de Mbao vinssent déposer pour elle des vivres sur l’un des bords de la rivière, et ceux de Rewa sur l’autre : mais quoique les indigènes eussent pour cette espèce de naïade vitienne une certaine déférence, ses ordres étaient depuis longtemps fort négligés, soit avarice, soit refroidissement de dévotion. Enfin, dans le même lieu, se tenait encore un troisième dieu, dont le principal divertissement consiste,