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C’est à un Français, à Dumont d’Urville, que l’on doit les premiers renseignements précis sur ce grand archipel. Le célèbre marin l’avait traversé dès 1828, sans que les tempêtes et le mauvais état de son navire lui permissent d’y séjourner ; mais ayant été appelé de nouveau dans ces parages en 1838 pour y faire justice d’un acte de violence commis sur l’équipage d’un bâtiment de commerce français, il en profita pour entrer en relations avec un des chefs les plus influents de Viti-Levou et réunit de nombreuses et intéressantes informations sur le climat et sur les mœurs et le caractère des indigènes. Un an plus tard, le capitaine Wilkes, de la marine des États-Unis, et en 1853, le capitaine Erskine, de la marine anglaise, ont à leur tour visité les Viti. Plus récemment, enfin, en 1855, le capitaine Durham, commandant le navire de Sa Majesté Britannique le Herald, s’est rendu dans ces îles, sur lesquelles l’Angleterre songe à étendre un protectorat longuement préparé par les démarches moitié religieuses, moitié politiques de ses missionnaires. C’est aux communications adressées à la Société géographique de Londres, au sujet de cette dernière expédition, que nous empruntons le compte rendu d’une reconnaissance détaillée de la rivière Rewa, le cours d’eau le plus considérable de la grande île de Viti-Levou. Ce mémoire, ou plutôt ce journal, tenu pour ainsi dire pas à pas et au jour le jour, a dû, par sa nature même, négliger beaucoup de faits rapportés ailleurs ; mais s’il n’y faut pas chercher une histoire circonstanciée des Viti, on y trouve, saisis dans toute leur réalité, les traits les plus saillants du paysage et des mœurs. C’est la vie de ces populations lointaines surprise, en quelque sorte, sur le fait, sans apprêt, et selon son cours habituel. Sans rien lui enlever de son caractère propre, nous l’avons complété, lorsque le sujet traité l’a exigé, par des renseignements puisés aux meilleures sources, et surtout dans les deux volumes publiés par les missionnaires Thomas Williams et James Calvert sous le titre de Fiji and the Fijans.

L’expédition détachée du Herald était composée de MM. John-Denis Macdonald, aide-chirurgien et auteur de ce récit ; de Samuel Waterhouse, missionnaire wesleyen ; Milne, botaniste, et Joseph Daywel, maître d’équipage.

« Nous partîmes, dit M. Macdonald, le 15 août 1856 du port de Keruka, petite île au nord-est de Viti-Levou, nous dirigeant par un bon vent sur Mbao, pour de là gagner l’embouchure de la Rewa. En donnant dans une de ces passes qui découpent les récifs côtiers de ces parages, nous fûmes arrêtés par l’examen d’un banc de corail qui, par sa structure aussi bien que par la tradition qui s’y rattache, attire tout d’abord l’attention. Il a l’apparence d’un immense gâteau de miel, perforé qu’il est par toute une population d’insectes marins ; la surface, qu’une profonde fissure verticale partage en deux, se détruit lentement sous l’action combinée des eaux et de l’atmosphère. Débris d’un ancien récif élevé au-dessus du niveau de la mer, il est recouvert d’une maigre végétation dont deux chétifs cocotiers sont les spécimens les plus remarquables. Les Vitiens qui n’ont guère étudié encore les insectes corraligènes et les forces vulcaniennes dont le concours actif et incessant a élevé et élève encore au-dessus des eaux toutes les îles du grand Océan, expliquent par la légende suivante, l’origine de ce rocher.

« Ndengée, la divinité supérieure des Vitiens, avait envoyé Lando-Alewa, une déesse, et Lando-Tangam, un dieu, pour sceller au sein des eaux le Ndaveta-Leva ; mais tous deux s’étant laissé surprendre dans l’exécution de ce travail par les premières clartés de l’aurore furent métamorphosés en rochers qui forment le récif même dont nous venons de parler. Il porte le nom de Vaka-Tangka-ni-sai-sai, littéralement : « le lieu où se déposent les harpons », parce qu’on prétend que c’est là que Rambeuli, un dieu vitien, a l’habitude de placer son harpon (sai-sai) en revenant de la pêche, son occupation préférée.

« La divinisation de tout ce qui frappe l’imagination des Vitiens est une des formes les plus répandues de leurs traditions religieuses. Vaillants guerriers, amis regrettés, phénomènes de la nature, rochers ou pierres d’un aspect extraordinaire, tous les objets de leur admiration ou de leur terreur prennent facilement place dans leur Olympe. Toutefois, et c’est là ce qui sépare leurs croyances de la pure idolâtrie, ces consécrations accordées à des armes, à des plantes, à la mémoire de combattants renommés, paraissent relever plutôt d’un sentiment de respect ou de crainte que d’un hommage réellement religieux. Néanmoins la distinction est au moins fort incertaine, et si on peut contester le caractère fétichique de ces symboles matériels qu’on rencontre fréquemment aux Viti, on doit reconnaître que, au-dessous de l’Être suprême, invisible, tout-puissant sur l’ensemble des choses terrestres, dont ils admettent généralement l’existence, leur ciel est peuplé d’une rare quantité de divinités secondaires dont la nature et les attributs varient selon chaque île, selon chaque village, selon même les passions de chaque individu.

« La passe qui donne entrée dans les eaux de Mbao, était autrefois tenue en grande vénération par les indigènes. Eu la traversant, ils avaient l’habitude de se dépouiller du salu, pièce d’étoffe légère qui forme leur coiffure, et de pousser le cri de respect qu’on fait entendre à l’arrivée d’un chef. Et si on avait à déployer la voile dans ce lieu consacré, on devait le faire dans le plus profond silence.

« Ayant atteint Mbao vers le soir, nous fîmes dès le lendemain matin une visite au roi Thakombau, dont la protection nous était indispensable pour le voyage projeté. Le chef actuel de Mbao, petite île, rocher rattaché à Viti-Leva par un récif seulement accessible à marée basse, Thakombau, est la grande figure historique de l’archipel des Viti ; c’est le Louis XI en raccourci, à la fois violent et rusé, de ces contrées lointaines. Par une politique souvent habile, toujours cruelle, mais dont les missionnaires anglais ont absous récemment les excès par le baptême, Thakombau a réussi a étendre sa souveraineté sur la presque totalité des trois cent soixante îles, îlots ou rochers qui composent l’archipel Vitien, et sur les 150000 insulaires qui le peuplent. Sans doute, parmi les tribus de l’intérieur des deux grandes îles de Viti et de Va-