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D’ailleurs, il n’est pas de monuments plus soumis que les églises aux diverses chances d’incendie ou de démolition. Les communautés qui s’y assemblent se forment, se séparent, se réunissent de nouveau pour se disperser encore comme des flocons d’écume ou des tourbillons de feuilles entraînées par le vent. Qu’un jeune homme soit doué d’une forte voix, qu’il ait eu des succès dans les salons, qu’il se soit fait remarquer par un zèle religieux vrai ou supposé, il peut émettre des actions pour la construction d’une église dont il deviendra le maître absolu : l’église sera sa chose, son capital, son fonds de commerce. Si la location des pews ne lui rapporte pas assez, si son éloquence n’est pas fructueuse, il en est quitte pour faire banqueroute, vendre, faire démolir ou brûler son église, et changer de secte. C'est un genre de spéculation qui peut très-bien s’allier à d’autres ; rien n’empêche le ministre du saint Évangile d’être en même temps banquier, planteur ou marchand d’esclaves. L’Américain n’a jamais de carrière déterminée : il est sans cesse au guet des événements, attendant que la fortune passe pour lui sauter en croupe et se faire emporter vers le pays d’Eldorado. Hommes et choses, tout change, tout se déplace aux États-Unis avec une rapidité inconcevable pour nous qui sommes habitués à toujours suivre une longue routine. En Europe, chaque pierre à son histoire ; l’église s’élève où s’éleva le dolmen, et depuis trente siècles, c’est au même lieu consacré que vont adorer les habitants du pays, Gaulois, Franks ou Français ; nous obéissons plutôt à des traditions qu’à des hommes, et nous nous laissons gouverner par les morts encore plus que par les vivants. En Amérique, rien de semblable ; aucune superstition ne s’attache au passé ni au sol natal, et les populations, toujours mobiles comme la surface d’un lac qui cherche son niveau, se distribuent sous l’influence des seules lois économiques ; dans la jeune et grandissante république, on compte déjà bien des ruines comme dans nos vieux empires : la vie présente est trop active et trop fougueuse pour que les traditions du passé puissent dominer les âmes. L’amour instinctif de la patrie n’existe plus aux États-Unis dans sa naïve simplicité. Pour la masse, tous les sentiments se confondent de plus en plus avec l’intérêt pécuniaire ; pour les hommes de cœur, si rares en Amérique comme dans tous les pays du monde, il n’est d’autre patrie que la liberté.

Élisée Reclus.


Port de la Nouvelle-Orléans (Louisiane). — Dessin de Bérard d’après une photographie américaine.