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persévérante fut mise en œuvre pour les abaisser et annuler leur pouvoir. Louis XI fut dépassé par les hommes d’État de l’extrême Orient, et, après quelques siècles d’un travail incessant et perfide, les princes japonais se trouvèrent l’un après l’autre asservis ; ils ne conservèrent plus que les apparences et les formes extérieures de la puissance, et devinrent, ce qu’ils sont aujourd’hui, les sujets soumis du taïcoun. On plaça auprès de chacun d’eux un agent de la cour, chargé de l’administration de leur province. On les obligea à passer une année sur deux à Yédo, et, durant ce temps, il n’est sorte de moyen qu’on n’invente pour les appauvrir. On ne permet point à des princes dont les fiefs se touchent de demeurer en même temps sur leurs terres, excepté s’ils sont ennemis, et, dans ce cas, l’on a soin d’attiser la discorde et de faire naître sans cesse de nouvelles causes de mésintelligence. Toute leur famille, leurs femmes, leurs filles, sont retenues en otage à Yédo, et répondent de leur obéissance aux ordres du taïcoun. Une armée d’espions les environne, et rend compte de leurs moindres actions a la cour. C’est ainsi que, peu à peu, et sans secousse, par l’effet d’une tradition persévéramment suivie, le Japon n’a plus conservé qu’une ombre de féodalité, et que la centralisation politique et administrative est en train de s’établir dans l’empire.

Mais toute chose en ce monde a une fin, et les dynasties vieillissent comme les empires. Ce fier lieutenant du mikado, ce tout-puissant taïcoun, chef des armées et modérateur énergique de l’archipel, s’est laissé circonvenir à son tour dans les filets inextricables de l’étiquette et de la vanité. À lui aussi on a persuadé que le gouvernement de l’empire était un lourd fardeau, et qu’une vie molle et oiseuse convenait mieux à la dignité de sa race. Aujourd’hui, il s’est déchargé de l’administration de son royaume sur le gotaïro, premier ministre héréditaire, qui depuis plusieurs générations s’est implanté près du trône. Son temps s’écoule dans la vaine observation des rites et dans de nombreuses audiences ; il ne sort plus de l’enceinte de son palais de Yédo que trois ou quatre fois par année, pour aller adorer les images de ses ancêtres ; et peut-être ne verra-t-il jamais le yacht, modèle de légèreté et d’élégance, que les Anglais, ignorants de l’état actuel de la politique japonaise, lui ont envoyé comme présent. Qui sait si le gotaïro, maire du palais héréditaire, ne réunira point un jour le titre à l’exercice du pouvoir, et n’est point destiné à fonder à son tour, à l’exclusion de Méako et de Yédo, une troisième dynastie à Oosaka ?

Le lieutenant du mikado, ou l’empereur civil, est tout à la fois taïcoun et siogoun : siogoun en tant que chef militaire, commandant les armées ; taïcoun, en tant que haut justicier, modérateur de l’empire. Tous les livres qui parlent du Japon le désignent par le titre de siogoun ; mais l’élément actif et militaire ayant été peu à peu annulé en lui, grâce à l’habileté du premier ministre héréditaire, nous ne l’avons jamais entendu appeler que taïcoun, durant tout notre séjour au Japon. Le terme siogoun est donc désormais un mot vide de sens, répondant à une situation qui n’existe plus aujourd’hui.

Le nom du gotaïro ou premier ministre héréditaire actuel est Hii-Camonno-Kami.

Certaines villes, comme Simoda, Oosaka, Nangasaki, Hakodadi, ont été distraites du domaine des princes, et, sous le nom de villes impériales, sont administrées directement par la cour de Yédo, qui y envoie des gouverneurs. Il y a toujours deux gouverneurs pour chacune de ces villes. Ils résident alternativement dans la capitale, et passent à tour de rôle une année à Yédo, une année dans leur gouvernement. Ils sont assujettis, comme les princes, à une surveillance minutieuse, et leurs familles sont également retenues en otage. L’on ne s’étonnera point, après cela, que la ville officielle occupe à Yédo un si vaste espace. La vue de tous ces visages de femmes et de jeunes filles, condamnées par une politique ombrageuse à une perpétuelle captivité, et qui, durant nos promenades, nous regardaient passer avec curiosité, à demi cachées par les barreaux en bois, excitait dans nos âmes un singulier sentiment de tristesse. Nous devons dire cependant, pour être vrais, que, même sur toutes ces figures, on remarquait cet air de quiétude et d’imperturbable gaieté qui paraît inhérent au caractère japonais.

Le détroit de Van-Diémen est situé au sud de la province de Satsouma. Le prince de Satsouma est le plus puissant vassal de la cour de Yédo, le seul qui ait gardé quelque influence, et auquel les taïcouns témoignent encore quelque égard. Ils prennent même souvent leurs épouses dans sa famille. Les îles Liou-tchou sont un fief du prince de Satsouma. Lors de notre séjour à Yédo, le prince actuel passait pour un homme absolu et cruel. Mieux vaut servir le diable que de servir le prime de Satsouma, était un dicton populaire ; et à sa cour se conservait, disait-on, dans toute son énergie, la vieille coutume nationale de s’ouvrir le ventre. On exaltait le dernier taïcoun aux dépens de son vassal, et on le représentait comme un homme très-modéré. Les Hollandais de Nangasaki défendent chaudement, au contraire, le prince de Satsouma. Suivant eux, il est calomnié à Yédo, parce qu’il ne souffre aucun espion près de lui, et qu’il fait impitoyablement couper la tête à tous ceux qu’il découvre dans ses États. Il ne veut pas d’espion chez lui : ce n’est point, après tout, un si grand crime ! Plusieurs officiers de la marine hollandaise ont rencontré le prince à Kagosima : il est venu à leur bord, il a tout examiné, a beaucoup causé, et s’est montré affable et plein de prévenance à leur égard. Il était vêtu d’une simple étoffe de coton, et rien ne le distinguait des gens de sa suite, que son exquise politesse et son savoir.

Le gouvernement central au Japon est d’une rare énergie, et il exerce aujourd’hui une autorité absolue dans toutes les parties de l’empire. Nous n’avons malheureusement pu recueillir que quelques renseignements fort incomplets à ce sujet, toute investigation de cette nature tendant à inspirer la défiance. Le premier ministre héréditaire ou gotaïro qui, comme nous l’avons dit, gouverne, sous le nom de l’empereur civil, est assisté d’un grand conseil, qui se compose de six membres, et d’un autre conseil, composé de quinze membres, et chargé de