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courante, et des talus fort élevés, fort bien tenus, couverts de verdure et d’une sorte d’arbre vert, dont les branches tombaient sur le gazon. De délicieuses cigognes ou aigrettes blanches se dessinaient sur la verdure. Nous rencontrions à chaque instant des corps de garde, tapissés en laque dans l’intérieur, et garnis d’hommes à deux sabres, assis sur leurs talons.

Le silence et la solitude de ces vastes rues officielles n’étaient troublés que par le passage d’une foule de daïmio ou princes japonais, se rendant à cheval ou en norimon à l’audience du taïcoun, tous en grands costumes, et accompagnés d’un nombreux cortége. Devant chacun marchaient fièrement, au milieu de la rue, une vingtaine d’hommes à deux sabres ; puis venait le daïmio, avec son grand chapeau en laque de toutes couleurs, son costume gris perle, monté sur son cheval de cérémonie. Le harnachement de ces coursiers est encore féodal et rappelle le moyen âge. Au Japon, l’on ne ferre point les chevaux ; ils ont des chaussures de paille comme les hommes. Ces chevaux sont beaucoup plus grands, plus vigoureux que ceux de Chine, nourris exclusivement de paille de riz, et rappellent beaucoup notre ancienne race limousine, que l’on a si peu intelligemment laissé perdre. Au reste, ils sont traités avec honneur et réservés uniquement pour la selle : les charrettes, à Yédo, sont traînées par des taureaux, et dans tout le Nipon il n’y a pas une seule voiture. N’a pas qui veut le droit de se promener à cheval dans la capitale du taïcoun ; c’est un privilége réservé aux grands fonctionnaires.

Pour en revenir aux cortéges des daïmio, ces personnages ont derrière eux un certain nombre d’hommes à deux sabres, et de simples coolies portant au bout d’un bambou de larges malles en bois noir. Plus le daïmio est un grand personnage, plus le nombre des malles est considérable. On m’a dit qu’elles renfermaient des costumes pour tous les temps, pour toutes les saisons, pour le froid et pour le chaud, pour la pluie et pour le soleil, et que les daïmio se faisaient toujours ainsi suivre d’une partie de leur garde-robe. Quoi qu’il en soit, ces coolies, porteurs de malles, ajoutaient encore à l’étrangeté de ces cortéges. Nous les suivions depuis assez longtemps, et nous étions déjà sur le seuil de la troisième enceinte, lorsque nos trois officiers à deux sabres, nous barrant tout à coup la route, nous firent comprendre qu’on leur couperait la tête si nous allions plus avant. Nous insistâmes, ils supplièrent. Malgré toutes leurs protestations, nous ne craignions point pour leurs têtes ; mais nous connaissions toute la sévérité du gouvernement japonais pour quiconque contrevient aux rites, et nous ne voulions pas être pour eux un sujet de réprimande.

La veille, en effet, le baron Gros avait fait son entrée en ville, dans sa somptueuse chaise de Tien-Tsin, porté par huit Japonais habillés en Chinois. Il paraît que s’habiller en Chinois est une chose insolite au Japon ; que c’est une énormité, un violent oubli de toute convenance. À cette occasion, six cents employés Japonais, coupables de n’avoir point empêché le mal, ont été punis et condamnés a cent jours d’arrêt !… Total, soixante mille jours d’arrêt pour cette malheureuse chaise. On pense bien que l’ambassadeur s’indigna et fit relâcher, dès qu’il le sut, les prisonniers.

Yédo se divise en deux parties bien distinctes : l’une, tout officielle, autour du souverain, triste, calme et solennelle ; l’autre, bruyante et populaire, pleine de mouvement et de cris. On dirait deux villes situées à cent lieues l’une de l’autre. La ville officielle est remplie des familles des daïmio, des bouniô, des gouverneurs, de tous les fonctionnaires en général, retenues en otage par une politique défiante et ombrageuse, et du reste par le désir même de ces fonctionnaires, tout le temps qu’ils sont obligés de passer à Yédo. La promenade dans la ville officielle peut être monotone, mais elle est paisible. Au contraire dès que l’on a mis le pied dans la ville populaire, on doit s’attendre à voir les enfants crier, les hommes et les femmes accourir, toute la population perdre la tête ; et l’on poursuit ainsi sa route au milieu d’une grande clameur, et suivi de cinq cents personnes. On comprend qu’une pareille promenade soit peu récréative, et qu’au bout de quelques heures passées de la sorte, l’on ne soit point fâché de rentrer au logis.

Notre établissement n’est point très-confortable ; nous ne sommes séparés que par de simples cloisons en papier de riz de l’air extérieur, et, la nuit, il fait froid. Nos Japonais sont de très-bonnes gens ; ils font ce qu’ils peuvent pour nous procurer l’agréable après le nécessaire, et leur intelligence s’exerce de mille façons. Beaucoup nous disent déjà bonjour et bonsoir en français, d’autres savent compter avec nos chiffres jusqu’à cent. Pour condescendre à leur désir de s’instruire, nous nous transformons en maîtres d’école et nous leur apprenons l’alphabet ; et, si nous étions restés encore un mois à Yédo, dans toute la bonzerie on n’aurait plus entendu parler que le français.

Les soirées sont un peu longues : à partir de huit ou neuf heures du soir, toutes les portes qui séparent les divers quartiers de Yédo sont fermées, et la circulation est interrompue jusqu’au lendemain matin à six heures. Nous montons sur la terrasse de la bonzerie pour admirer la gigantesque comète, ou nous nous réunissons pour faire un whist chez les commandants de Kerjégu et d’Ozery.

Il y a dans Yédo cinq cents lutteurs, aux formes herculéennes, que l’on peut louer à volonté. Nous pensons d’abord à les faire venir un soir ; mais on trouve le divertissement trop peu digne, et nous y renonçons sans peine.

Nos conférences se poursuivent avec une grande activité. Le baron Gros ayant bien voulu me désigner comme secrétaire, j’y assiste avec Son Excellence et l’abbé Mermet. L’ambassadeur préside, et les six plénipotentiaires Japonais se rangent hiérarchiquement devant lui, autour de la table. Chacun apporte sa somme d’arguments dans la discussion, et nous admirons plus d’une fois la finesse et l’habileté de ces hommes d’État de l’extrême Orient. Voici leurs noms, élégants sans nul doute