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ne doit pas amener son père. Il pourrait être d’un avis contraire au sien dans un jugement, et il serait alors contraint d’agir contre la piété filiale. C’est par une faveur toute spéciale de l’empereur, et par une dérogation au droit commun, que Yeh a obtenu que son père habitât avec lui à Canton.

L’arbre à pagode ou banyan, ficus religiosa, arbre imposant et ayant en effet un caractère religieux et grave, se retrouve partout en Chine contre les murs des pagodes et dans les cours des mandarins. Dans la campagne, à ses pieds, on voit toujours de petits autels, des bâtonnets fumants, quelques images bouddhiques fixées aux racines. C’est, du reste, le plus bel arbre de la Chine ; son feuillage est majestueux et toujours vert. De Macao à Shang-haï, de Tien-tsin à la Grande-Muraille, nous l’avons partout rencontré, accessoire obligé du yamoun ou du temple de Bouddha, et ombrageant de ses branches épaisses et la misère du bonze et la rapine du mandarin.

Il n’est point rare en Chine de voir des chefs de pirates devenir mandarins. On peut citer, entre autres, le fameux Apak, qui, dans ces dernières années, avait jusqu’à sept cents jonques de pirates sous ses ordres, et qui jouit aujourd’hui tranquillement, à Ning-po, de toutes les prérogatives du globule bleu. Le gouvernement chinois, désespérant de le réduire, a traité avec lui et en a fait un grand mandarin naval. Étrange pays que la Chine, où la piraterie conduit aux honneurs !

En Chine, l’aiguille aimantée marque le sud ; il y a cinq points cardinaux ; la gauche est la place d’honneur ; le blanc est la couleur de deuil ; la politesse exige que l’on demeure la tête couverte devant un supérieur ou devant une personne que l’on veut honorer ; on lit un livre en commençant par la droite ; on mange les fruits au début du dîner, et la soupe à la fin ; dans les écoles, les enfants doivent apprendre tout haut leur leçon et la réciter tous à la fois, on y punit le silence comme une preuve de paresse ; la noblesse, conférée à un homme pour un service éclatant rendu à l’État, ne s’étend point à ses descendants et n’anoblit que ses ancêtres, qui deviennent tous, par un effet rétroactif, ou ducs ou barons, tandis que ses enfants restent dans la foule. On pourrait remplir de nombreuses pages de ces étonnants contrastes entre la civilisation chinoise et celle de l’Occident.

La civilisation chinoise date de quatre mille ans. Sept cents ans avant Jésus-Christ, il y avait déjà une littérature chinoise. Plusieurs des principaux monuments littéraires de la Chine sont de cette époque. Quelle merveilleuse antiquité, et comme nos peuples de l’Europe doivent paraître jeunes aux habitants du Céleste-Empire ! La langue mandarine est la seule savante ; le cantonnais, le fo-kienois, divers dialectes composent la langue populaire. Le mandarin joue dans l’extrême Orient le rôle du latin dans l’Europe. Avec le mandarin l’on peut se faire entendre dans tout l’empire chinois, en Corée, au Tonkin, en Cochinchine et à Siam. À Pékin, le peuple parle le pur mandarin.

Il y a toute une population en Chine qui n’a point le droit d’habiter la terre, et qui vit et séjourne sur les fleuves et sur les canaux. C’est une race inférieure, vaincue, et maintenue dans cet état en vertu d’un vague souvenir historique se rapportant aux premiers temps de la Chine. De la cette foule de bateaux, de tankas, de jonques, de sempans, de cahutes construites sur pilotis le long des fleuves et des rivières, et que le flux et le reflux des bateaux à vapeur vient agiter et baigner. Tous les compradors qui approvisionnent les navires appartiennent à cette race des hommes de bateau. Il y en a de très-riches, qui possèdent sur la rivière de Canton des habitations magnifiques, très-élégantes et très-somptueusement meublées ; mais telle est la force des traditions et des préjugés en Chine, que la possession à terre continue à leur être interdite.

Il paraît que, dans certaines parties de la Chine, il y a des brouettes à voiles. Lorsqu’il y a bonne brise vent arrière ou du travers, le travail de l’homme est singulièrement facilité. Ce fait qui pourrait paraître imaginaire, est tout ce qu’il y a de plus réel. Au reste la brouette (voy. p. 153) est, dans le Céleste-Empire, un mode ordinaire de locomotion. Les missionnaires par économie, le préfèrent souvent à tout autre, malgré la fatigue qu’il produit. Que de fois, durant notre séjour à Shang-haï et à Tien-tsin, n’avons-nous pas vu arriver de ces brouettes de voyage ! La roue est au milieu, le patient est assis sur l’un des côtés, ayant vis-à-vis de lui ses bagages.

Il y a 757 lieues de Canton à Pékin.

La grande insurrection chinoise a aujourd’hui singulièrement perdu de son prestige. Elle est privée de ses chefs, les rois des quatre points cardinaux. Le fameux roi de l’Est, le plus capable de tous, l’âme de l’insurrection, qui rêvait la domination universelle, a été assassiné par les autres, jaloux de son influence. En outre, les rebelles se sont battus dans Nankin ; la guerre civile a fait plus de ravages dans leurs rangs que les boulets des mandarins. Tsien-Kiang, le célèbre démagogue de Canton, est toujours grand juge dans leur camp ; mais leur plus habile général a déserté leur cause pour celle des impériaux, par suite d’un événement tragique qui mérite d’être noté. Ce général, très-ambitieux, mécontent de n’être point nommé roi du cinquième point cardinal, du centre, avait reçu des chefs de l’insurrection la promesse de le devenir s’il leur faisait remporter une victoire éclatante sur un parti considérable d’impériaux. Il se rend donc dans le camp des mandarins, et feint d’abandonner la cause des rebelles, s’efforçant de gagner la confiance des impériaux, afin de mieux les trahir. Le vieux général de l’empereur, blanchi dans les camps et dans les ruses chinoises, se méfiant d’une conversion si soudaine et en devinant la cause, l’accueille avec enthousiasme, il l’adopte solennellement pour son fils et l’accable de prévenances ; puis, sous main, il fait répandre aussitôt et avec persistance dans le camp des insurgés le bruit qu’il a réellement adopté le parti des mandarins. On le savait mécontent, aigri ; la nouvelle des faveurs dont il est comblé augmente les soupçons ; bref, les chefs rebelles ajoutent foi à ce bruit. On amène devant le camp son père, sa mère, sa femme et ses enfants, et