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pour saisir leur proie : mais le cormoran a au cou un anneau qui l’empêche d’avaler le poisson, et il le rapporte à son maître, en désespoir de cause.

La campagne autour de Shang-haï est d’une excessive fertilité : on obtient de la même terre deux ou trois récoltes par année. Mais le paysage est extrêmement monotone : de tous côtés s’étendent à perte de vue de vastes champs de riz ou de coton, sans que le moindre bouquet d’arbres vienne réjouir un instant les yeux. De petits canaux, affluents de la rivière, sillonnent la campagne en tous sens, et permettent de rapporter à la ferme la paille du riz ou la fleur précieuse du cotonnier. Il n’y a point, en général, en Chine, de chemins vicinaux ; tous les transports se font par barque et par eau. Les buffles sont les seuls animaux employés pour l’agriculture ; ils servent à labourer les rizières, et, dans les villes ouvertes aux Européens, les indigènes utilisent les femelles en place des vaches absentes. Les Chinois ne boivent jamais de lait : ils prétendent que c’est du sang blanc, et ils n’en font usage que comme palliatif contre la dyssenterie. Jamais ils n’en mettent dans leur thé, qu’ils boivent sans sucre ni crème.

Au milieu de ces populations paisiblement adonnées à l’agriculture et au commerce, les Cantonnais se font remarquer par leur caractère arrogant et turbulent. Ils ont, dans tout le Nord, la plus mauvaise réputation ; et, chaque fois qu’un meurtre ou un vol vient jeter l’émoi dans la cité, l’autorité est à peu près certaine de découvrir que le coupable est un Cantonnais. Durant notre séjour à Shang-haï, un brik anglais, allant à Bangkok et ayant une assez forte somme en lingots pour faire des achats dans cette capitale, est pillé et trouvé abandonné à l’entrée du Yang-tzé-kiang. Il y avait à bord plusieurs Cantonnais qui s’étaient entendus pour tuer le capitaine et ses deux lieutenants ; ils s’étaient ensuite emparés des lingots, et avaient laissé le bâtiment aller à la dérive. Nous autres, arrivant de la rivière de Canton, nous trouvons donc une grande différence dans la population, toute à l’avantage du Nord.

Tandis qu’à Hong-Kong et à Macao l’on vit en Chine sans jamais voir une autorité chinoise, à Shang-haï, les consuls ont de fréquents rapports avec les mandarins. De temps à autre, la ville européenne retentit du bruit du gong ; c’est un fonctionnaire, accompagné d’une nombreuse escorte, qui va voir un consul ou un amiral. Le gouverneur et les autres autorités de Shang-haï ayant témoigné le désir de faire une visite à l’ambassadeur, le rendez-vous est fixé à une heure. Du plus loin que nous apercevons ces nobles personnages, nous mettons nos chapeaux sur nos têtes, et nous allons les recevoir sur les marches du perron. Nous nous adressons de grandes salutations, nous nous donnons force poignées de main, puis chacun s’assied selon son rang. Le baron Gros déclare vouloir donner la gauche du canapé, la place d’honneur, au tao-taï, ou gouverneur.

On apporte le thé, les mandarins tirent quelques bouffées de leur pipe, et la conversation s’établit. Le temps que nous avons mis à venir de Hong-Kong, la belle taille du baron Gros, la forme de son oreille qui présage le bonheur, la supériorité des armes européennes sur les armes chinoises, la grande distance qui sépare l’Europe du Céleste-Empire, tels sont les sujets qui sont traités.

On se rend ensuite processionnellement dans la salle à manger, où une collation splendide est servie. L’ambassadeur met à sa gauche le tao-taï et le colonel tartare à sa droite. M. de Bellecourt place les deux autres mandarins près de lui. Chacun entasse les dragées, les gâteaux, les nougats, sur l’assiette de son voisin. On boit le champagne rubis sur l’ongle, en s’adressant mille souhaits de bonheur. La conversation se poursuit assez nulle et insignifiante. On apporte le café, l’inévitable thé, et l’on se lève, signal du départ. Mais auparavant le colonel tartare, par un raffinement de courtoisie, propose au baron Gros de faire manœuvrer devant lui ses tigres (voy. p. 153), ou soldats d’élite de l’armée impériale. La proposition est acceptée avec enthousiasme, et chaque guerrier revêt aussitôt une tunique jaune où sont reproduits l’épine dorsale, les yeux et les oreilles du monstre dont ils portent le nom. Durant une demi heure, ils se livrent devant nous aux exercices les plus fantastiques, ils se défient du geste et de la voix, aux combats les plus acharnés, et ils dépensent une somme de bruit et d’activité telle que nous en sommes éblouis. Le mandarin militaire, voyant qu’il a produit son effet, ordonne aux tigres de rentrer dans le cortège, et nous prenons congé de nos étranges visiteurs, en leur promettant d’aller promptement, à notre tour, les voir dans leurs yamouns.

Nous acceptons, en effet, quelques jours après, un dîner du tao-taï, et nous nous rendons en chaises à sa demeure, située au milieu de la ville chinoise. Trois coups de canon annoncent notre arrivée, et le gouverneur, entouré des fonctionnaires, ses subalternes, nous reçoit à l’entrée de son prétoire. Il nous offre un dîner très-fin, très-délicat, au dire de notre consul et de notre chancelier, juges plus compétents en pareille matière. Mais nous n’y voyons qu’un affreux assemblage de nids d’hirondelle, d’ailerons de requin, d’holothuries ou vers de mers, d’œufs de vanneau, de lait d’amande, de vin chinois tiède et d’alcool de riz. Nous nous étonnons de manger les fruits au milieu du dîner et la soupe à la fin. L’absence d’eau et de pain se fait également sentir et contribue à nous faire moins apprécier cette multitude de plats de poisson et de volaille qu’une main libérale nous distribue à tout instant. Au surplus, le tao-taï est un homme de fort bonne compagnie, qui nous fait très-gracieusement les honneurs de son yamoun.

Le climat de Shang-haï, comme celui de toute la Chine, est malsain. Il est sujet aux émanations paludéennes et aux brusques changements de température. Durant la mousson de sud-ouest, il y fait une chaleur excessive. Pendant la mousson de nord-est, au contraire, il y fait aussi froid que dans le nord de la France, et la rivière gèle souvent, malgré la vitesse de son cours. Du 1er  novembre au 1er  avril, les Européens font du feu