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de les refuser péremptoirement ; que d’ailleurs, s’il en acceptait secrètement, les ordonnances de la Céleste Dynastie à ce sujet étaient fort sévères ; et que, sans parler de l’affront que subirait la dignité du fonctionnaire qui en agirait ainsi, le coupable ne pourrait pas échapper aux peines prononcées par la loi. Les envoyés barbares ont eu le bon esprit de se conformer à cet usage ; mais, dans leurs entrevues avec votre esclave, ils lui ont souvent offert des vins étrangers, des parfumeries et autres objets du même genre et de peu de valeur. Que leurs intentions fussent bonnes ou mauvaises en agissant ainsi, votre esclave n’a pu, en face d’eux, rejeter leurs présents, et il s’est borné à leur donner en échange des tabatières, des bourses parfumées et de ces petits objets que l’on porte sur soi, mettant toujours en pratique le principe chinois, qui veut que l’on donne beaucoup et que l’on ne reçoive que peu de chose. En outre, en ce qui concerne les Italiens (les Portugais), les Anglais, les Américains et les Français, votre esclave leur a offert une copie de son insignifiant portrait.

« Quant à leur gouvernement, ils ont à leur tête tantôt des hommes, tantôt des femmes, qui conservent le pouvoir, les uns pendant leur vie, les autres pendant un temps déterminé. Chez les barbares anglais, par exemple, le souverain est une femme ; chez les Français et les Américains, c’est un homme ; chez les Anglais et les Français, le chef de l’État est à vie ; chez les Américains, il est élu par ses concitoyens et seulement pour quatre années, à l’expiration desquelles il descend du trône et redevient un simple citoyen (dans les classes non officielles). Chacune de ces nations a une manière différente de désigner ses chefs. En général, ils empruntent (littéralement, ils volent) des dénominations chinoises. Ils affectent avec orgueil d’employer un style qu’ils n’ont aucun droit de parler, et semblent vouloir se donner des airs de grande puissance. Qu’en cela ils cherchent à honorer leurs propres chefs, nous n’avons rien à y voir. Mais je crois que, si l’on exigeait d’eux de se soumettre aux règles observées par les pays tributaires de la Chine, ils refuseraient certainement d’obéir, car ils n’ont même pas adopté la manière dont nous comptons le temps, et ils ne veulent pas reconnaître l’investiture royale que Votre Majesté leur a donnée pour les placer au même rang que les îles Liou-Tchou et la Cochinchine.

« Avec des gens aussi peu civilisés qu’ils le sont, aussi stupides et inintelligents dans leur style et dans leur langage, et assez obstinément attachés à leurs formules, dans leur correspondance officielle, pour placer le supérieur au-dessus et l’inférieur au-dessous, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne donner aucune attention à leurs usages, de ne pas s’apercevoir de tout cela (littéralement, de se fendre la langue et de se cautériser les lèvres)… »

Les actes de petite piraterie deviennent plus fréquents, depuis quelques jours, dans la rivière : les jonques dévalisent les sempans, les sempans pillent les tankas, et les tankas les simples bateaux. C’est, nous assure-t-on, l’annonce de l’an chinois. Il en est de même chaque année à pareille époque. C’est le moment où chacun règle ses affaires, fait son bilan, exige le payement de ses créances ou se libère de ses dettes. Celui qui trouve un passif plus considérable que l’actif, au bout de son année commerciale, prend dans la poche de son voisin pour payer ses dettes. Il ne cesse point d’être honnête homme en prenant dans la poche de son voisin ; il cesserait de l’être s’il ne soldait point ses dettes. À Hong-Kong, plusieurs chiens de garde sont empoisonnés pour faciliter les vols ; huit maisons sont enfoncées en une seule nuit. On peut donc dire, sans trop d’exagération, qu’à cette époque de l’année la société chinoise se divise en deux grandes catégories, les dévaliseurs et les dévalisés.

Dès la matinée du 13 février, les pétards, les sing-song, les bateaux-fleurs, tout nous annonce la veille du jour de l’an chinois et le commencement de divertissements qui devront se prolonger plus de quinze jours. C’est le premier jour de la première lune de la huitième année de Hien-Foung qui s’ouvre pour la Chine. Il pleut, il fait un temps affreux : la terre des fleurs est devenue la terre des brouillards. Il a tonné le matin, ce qui, aux yeux des Chinois superstitieux, est de mauvais augure et ne présage rien de bon pour l’empire du Fils du Ciel. Les boutiques sont presque toutes fermées, ou enguirlandées de fleurs artificielles. De nombreuses chaises de mandarins sillonnent la foule ; c’est aussi en Chine le jour des visites officielles. Tout bon Chinois se livre aux douceurs du sam-chou, de l’opium, du sing-song et des pétards…


Notre occupation militaire paraissant parfaitement consolidée dans Canton, et le nouveau gouvernement étant accepté par la nombreuse population de la ville et des faubourgs, le blocus est levé dans la rivière. Les jonques recommencent à circuler, et les premiers steamers européens arrivent.

… D’importants événements politiques se sont passés dans ces derniers jours. À la suite d’une visite de M. Reed et du comte Poutiatine au baron Gros et à lord Elgin, les quatre plénipotentiaires sont tombés d’accord d’adresser une note collective à la cour de Pékin pour lui demander l’envoi de commissaires impériaux à Shang-Haï le 31 mars au plus tard, dignitaires dûment autorisés à traiter avec les ambassadeurs des puissances alliées toutes les difficultés pendantes ; faute de quoi ces ambassadeurs remonteront au nord et se rapprocheront encore plus de la capitale avec toutes leurs forces pour peser d’un plus grand poids sur les résolutions de la cour de Pékin.

Le 20 février, le baron Gros et les attachés reviennent s’établir sur l’Audacieuse.

Le mouvement de retour des bâtiments commence dans la rivière. Nous quittons le voisinage de Whampoa et nous nous dirigeons vers Bocca-Tigris, suivis du Phlégéton, de la Némésis et de la Meurthe. Nous franchissons très-heureusement les deux barres, grâce aux bateaux chinois échelonnés la veille pour marquer les passes, et