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fleuve, large, en cet endroit, de près de vingt lieues, et nous naviguons à travers les groupes d’îles qui encombrent son embouchure. Nous atteignons bientôt Castle-Peak-Bay, petit port situé entre Macao et Hong-Kong, et, après quatre mois et demi de mer et six mille lieues parcourues, l’Audacieuse jette l’ancre au milieu de l’escadre française.

L’île de Hong-Kong a été cédée à la Grande-Bretagne par le traité de Nankin. Ce n’était, en 1842, qu’un rocher aride, habité par quelques pêcheurs ; aujourd’hui, c’est une grande ville, ornée de somptueux édifices et peuplée de près de soixante-dix mille habitants. Là où quelques misérables jonques échappaient avec peine à la rapacité des pirates, les bâtiments de guerre et de commerce de toutes les nations, pressés les uns contre les autres, viennent chaque jour jeter l’ancre. Là où de pauvres pêcheurs entassaient quelques rares sapèques dans l’année, l’on entend aujourd’hui le bruit incessant des dollars. Quinze années ont suffi au génie colonisateur de la Grande-Bretagne pour opérer cette merveille et pour faire de ce lieu, inconnu jusque-là, le port le plus fréquenté de ces mers. Des docks, des hôpitaux, des magasins pour l’armée et pour la marine ont été établis ; une belle cathédrale gothique a été construite ; et chacun des riches négociants européens en Chine a tenu à honneur de fixer son domicile et de se bâtir un palais sur cette terre devenue anglaise. Aujourd’hui, une large rue macadamisée, plantée d’arbres et bordée de trottoirs, longe, durant plus d’une lieue, la rade entre deux lignes non interrompues de maisons européennes ou chinoises, et de vastes capitaux sont chaque jour employés à de nouvelles constructions. Toute la partie qui borde le quai est occupée par les entrepôts et les marchandises, et les nouveaux arrivants sont obligés de gravir la montagne.

L’hôtel du gouverneur, government house, s’élève au-dessus de la ville. De la promenade qui l’entoure, on domine la rade, sans cesse sillonnée par de légers steamers, ou retentissante du bruit du salut d’un bâtiment de guerre qui jette l’ancre.

Le dîner que nous y donne sir John Bowring, le lendemain de notre arrivée, ne manque pas d’un certain intérêt. Nous quittons le bord à sept heures, et nous trouvons au débarcadère huit palanquins qui nous attendent. Le baron Gros[1], porté par quatre Chinois, passe le premier, puis le commandant d’Aboville et nous autres. Les coolies du consul, tenant des lanternes chinoises, éclairent notre marche à travers la montagne. Sir John nous reçoit le plus gracieusement du monde, nous présente à sa famille, aux autorités de la colonie et aux chefs des principales maisons anglaises. On se met à table, et nous ne tardons pas à faire une fâcheuse découverte. Il est d’usage à Hong-Kong, lorsque l’on est invité quelque part, d’amener avec soi son boy. Celui qui, comme nous, n’a pas derrière lui un jeune Chinois fraîchement rasé, avec une queue élégamment entrelacée et une longue robe blanche, risque de mourir de soif et de faim à côté d’une table somptueusement servie. C’est ce qui nous serait à la lettre arrivé, sans l’obligeance de nos voisins, qui, voyant notre embarras et souriant à notre inexpérience, s’empressèrent de mettre leurs boys à notre disposition. À minuit l’on se retire, et nous avons peine à retrouver nos chaises et nos coolies au milieu de soixante palanquins entremêlés et de cent cinquante Chinois criant et cherchant à se faire reconnaître. En revenant, nous songions à ce que la situation avait réellement d’extraordinaire : tous ces Anglais, servis uniquement par des Chinois et des Hindous avec qui la Grande-Bretagne est en guerre ; sir John Bowring, dont la téte est mise à prix, calme et tranquille, quoique tout environné de Chinois ; lord Elgin, qui doit décider des grands coups à porter à la Chine, retournant à son bord, la nuit, sans escorte, porté par quatre coolies. Ce sont de ces choses, on en conviendra, que l’on ne voit guère ailleurs que dans l’extrême Orient, et certainement de nature à impressionner de nouveaux arrivants de France.

Nous faisons connaissance avec nos collègues de l’ambassade anglaise, et des rapports de la plus cordiale intimité s’établissent promptement entre nous. Nous allons visiter ensemble les magasins des marchands de curiosités et les ateliers des principaux peintres indigènes. Nous assistons à un grand singsong, ou représentation théâtrale donnée gratuitement à leurs concitoyens par quelques riches négociants chinois, qui ont fait les frais d’une troupe de comédiens et d’un vaste hangar en bambou. D’une estrade réservée, nous voyons la foule qui ondule et se renouvelle sans cesse ; car le spectacle commence à huit heures du matin et dure jusqu’à huit heures du soir, sans que jamais la scène reste vide un seul instant. Des héros de toutes sortes, des génies, des dieux y prennent place, et s’y livrent aux combats les plus fabuleux. Rien n’égale la pantomime des acteurs chinois et le luxe des costumes, tous éclatants d’or et de soie. Les femmes ne montent jamais sur la scène dans l’Empire du Milieu ; les rites s’y opposent, et leurs rôles sont joués par de jeunes Chinois. Le ton de ces acteurs est tellement aigu et criard, la musique est tellement bruyante, qu’au bout d’une demi-heure, le pauvre Européen en ces lieux demande grâce et s’enfuit.

Il y a quatre mille catholiques à Hong-Kong et une

    observé avec attention la nature et les hommes, les paysages, les monuments, les physionomies, les mœurs, et ils ont noté leurs souvenirs, M. de Moges dans une narration, M. de Trévise dans un album : ce que le premier décrivait d’un style élégant et rapide, le second, aux mêmes heures de loisir, le figurait avec esprit et goût dans une suite d’aquarelles que l’on pourrait attribuer à nos meilleurs artistes. Le livre et l’album s’éclairent et se complètent ainsi l’un l’autre ; mais l’album n’est pas publié et probablement ne le sera jamais : nous considérons donc comme une bonne fortune d’être autorisé à en détacher quelques pages et à les encadrer ici avec le texte même de M. de Moges. Cette union de deux témoignages sincères, semblables sous des formes différentes, nous paraît intéressante, instructive, et tout à fait digne d’être recommandée comme exemple à ceux de nos jeunes compatriotes que leurs fonctions ou le seul amour des voyages conduit de même loin de la France.

    Voici le titre du livre de M. de Moges : Souvenirs d’une ambassade en Chine et au Japon en 1857 et 1858. 1 vol. in-18. Hachette et Cie. 1860.

  1. Commissaire extraordinaire, chef de l’ambassade française.