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un vizir ayant, à ce qu’il paraît, été tué ici dans une des invasions persanes. Nous marchions sur des pierres moussues sous un berceau de branches. Tout à coup nous nous trouvâmes en face de la caverne. Devant la caverne le ruisseau s’élargit, et un énorme bloc de rocher, tombé du sommet de la montagne, en garde l’entrée comme une sentinelle.

« Cette entrée, qui peut avoir quinze ou dix-huit pieds d’ouverture sur six pieds de haut, est toute noircie par la fumée. À l’intérieur, la caverne s’élargit. En dehors est creusé un abri pour les chevaux. Le sol de la caverne est couvert d’ossements, ce lieu étant un refuge de brigands et de bêtes féroces, races qui, presque toujours, laissent un certain nombre d’os aux endroits qu’elles fréquentent. Un de nos Tatars nous raconta y avoir tué l’an passé une hyène. Du reste, la caverne des Esprits trompa complétement notre attente ; les faibles mortels ne peuvent y respirer, tant l’atmosphère en est étouffante. La seule entrée, ornée d’arbres auxquels s’enlacent des ceps de vigne, est digne d’attirer une attention déjà distraite par toutes les beautés de la nature qui seront offertes aux voyageurs avant d’en arriver là.

« Nous continuâmes donc notre course.

« Non loin de la caverne des Dives, et près du village Dgaglani, est la grotte d’Emdjekler-Pir ou des Saintes-Mamelles.

« Mais, pour arriver là, il nous fallut de nouveau quitter nos montures, et descendre, en nous accrochant aux buissons, jusqu’au fond d’une profonde vallée où l’on nous montra une petite voûte de cinq ou six pieds de diamètre, du plafond de laquelle pendaient des stalactites ressemblant en effet à des mamelles, et de l’extrémité de chacune de ces mamelles tombaient des gouttes d’eau. Les femmes des villages voisins estiment fort la vertu de cette eau. Lorsqu’une nourrice perd son lait, elle vient dans cette caverne, égorge un mouton, délaye un peu de terre avec l’eau des saintes mamelles, et la boit en grande confiance. La foi est si grande, que si elle n’est pas guérie tout à fait, elle sera du moins soulagée. Nous bûmes de cette eau, mais pure ; puis ayant remonté jusqu’à la cime du rocher, nous nous dirigeâmes vers l’occident pour voir l’opposé de ce que nous venions de voir, c’est-à-dire une source sortant de terre au lieu de tomber du plafond.

« Ah ! celle-là, nous dit notre conducteur en se dressant sur ses étriers et en soulevant son papack, elle a rafraîchi un des plus puissants rois et un des plus grands hommes qui aient jamais existé, double qualité rarement réunie : le padishah russe Pierre le Grand y a bu lorsqu’il a pris Derbent. »

« Nous sautâmes à bas de nos chevaux, et nous bûmes respectueusement un large coup à ce ruisseau sacré.

« Il coule toujours par la même ouverture ; mais depuis cent ans nul buveur ne s’est incliné sur sa rive qui ait fait oublier le premier.

« Nous nous étions rapprochés de la muraille du Caucase, qui s’accroche au rocher même duquel sort cette source. Il est curieux de comparer l’œuvre de la nature avec celle de l’art, le travail du temps et celui de l’homme.

« La lutte de la destruction contre la matière était visible, et parfois avait l’air d’être intelligente : une graine de hêtre était tombée dans une gerçure de la pierre où elle avait rencontré un peu de terre végétale, et alors la graine avait poussé et était devenue un grand arbre, dont la racine avait fini par disjoindre et faire éclater la muraille. Le vent, en s’engouffrant dans les ouvertures commencées, avait fait le reste. Seul, le lierre, compatissant comme les chantres et les troubadours qui recueillaient et réunissaient les débris du Tasse, seul le lierre rattachait les pierres déjà tombées aux ruines prêtes à tomber de la muraille.

« Cette muraille se dirigeait en droite ligne de la forteresse Narine-Kale à l’occident, sans s’interrompre ni aux montagnes, ni aux précipices ; elle était flanquée de petites tours placées à des distances inégales les unes des autres et de grandeurs inégales elles-mêmes. Elles servaient probablement de postes principaux ; on y renfermait des armes et des vivres ; les commandants y habitaient, et l’on y rassemblait, en cas de guerre, les troupes qui, par le sommet de la muraille, communiquaient d’une tour à l’autre.

« Cette muraille, quoique s’éloignant de Derbent, conserve le même caractère qu’à Derbent : sa hauteur change selon la situation du terrain, et dans les descentes rapides, elle s’abaisse en forme d’escalier. L’intérieur, c’est-à-dire la moelle de la muraille, si l’on peut s’exprimer ainsi, est composé de petites pierres réunies avec de la glaise et du ciment. Les tours dépassent les murailles, mais d’une archine à peine. C’est, au reste, le caractère des forteresses asiatiques, en opposition avec celui des forteresses gothiques de l’Occident, où les tours s’élevaient de beaucoup au-dessus des remparts. Elles sont vides et presque toutes coupées longitudinalement par des meurtrières ; mais ce qu’il y a de plus curieux, ce qui constate la haute antiquité de cette muraille, c’est que la même chose que Denon remarque dans les pyramides des pharaons, je le remarquerai ici : absence complète d’arches.

« Je suis descendu dans tous les passages souterrains de ces tours conduisant à des sources ou à des réservoirs ; nulle part je n’ai retrouvé l’arche. Ma conviction est que les constructeurs de ce gigantesque ouvrage ne la connaissaient pas.

« Maintenant, comment se prolongeait la muraille ? de quel côté se dirigeait-elle ? jusqu’où allait-elle ? s’étendait-elle bien au delà des restes que l’on trouve encore aujourd’hui ? Voilà une question qui, selon toute probabilité, restera éternellement obscure. »

Cette citation a pu paraître un peu longue, mais elle nous dispense de raconter l’excursion que nous fîmes nous-mêmes avec deux officiers russes et notre interprète. Nous avons vu ce que Bestucheff Martinsky a décrit, et nos impressions ont été les mêmes que les siennes ; seulement nous ne les aurions pas exprimées aussi vivement.