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prolonge sur une étendue de 150 verstes, ou 40 lieues françaises, de neige et de mauvais chemin. Pour franchir ce pas, je n’eus pas trop de tout mon courage et de toute ma patience. Nous n’étions guidés à travers les fondrières que par les vagues traces des chasseurs que mon guide avait beaucoup de peine à discerner. La neige était profonde et nous enfoncions souvent, les hommes jusqu’aux épaules et les chevaux jusqu’au poitrail. La nuit surtout était affreuse et je faisais tout éveillé de bien tristes rêves quand j’entendais dans le lointain le hurlement des loups et le rauquement des tigres affamés, dont j’apercevais à la faveur du clair de lune, les terribles empreintes gravées sur la neige. Enfin, le 21, c’est-à-dire après quatre jours de fatigues et d’angoisses, nous revînmes à la vie en débouchant dans la plaine où je me reposai pendant un jour. Je n’avais perdu qu’un cheval, mort de faim plus que de fatigue. Je ne trouvai, en poursuivant ma route, à différentes huttes où j’entrai, que des femmes et des enfants, les hommes étant partis pour chasser la martre. Dans l’espoir de me procurer des vivres, je passai sur la rive gauche du fleuve où résidait un officier mandchou. Il nous fit assez bon accueil, mais il n’avait à nous offrir qu’un peu d’orge dont il n’avait pas trop pour lui-même. Heureusement que je pus me trainer jusqu’à une butte habitée par des Manégriens qui partagèrent avec moi une chèvre sauvage, reste de leurs provisions. Ce secours me permit d’atteindre les villages mandchoux du district encore chinois de Saghalien-Ula-Khoton.

Du 25 au 28 janvier je m’écartai du fleuve, pour remonter la belle vallée de la Buriya. Je rejoignis en route des Daouriens et des Salons qui allaient vers l’Hing-Gan avec leurs chevaux, chargés de liqueurs, de gruau et de froment, produits contre lesquels les Manégriens échangent leurs martres. Je passai trois nuits avec les compagnons que la Providence m’avait envoyés. Ils me prodiguèrent leurs provisions, et, ce qui me toucha bien plus, leurs sympathies. À chaque hutte ils me forçaient à prendre la place d’honneur auprès du feu du bivouac, et tout en fumant et en buvant le thé, je leur payais leurs attentions par le récit de mes voyages. Ils me témoignèrent autant de déférence que si j’avais été le chef de leur peuplade, et en me quittant ils me jurèrent amitié, serment qu’ils accompagnèrent d’énergiques poignées de main. La vallée de la Buriya ou de la Niomanbira, comme quelques cartes désignent cette rivière, offre de vastes plaines d’un terreau vierge qui payera largement les peines du laboureur ou de l’éleveur de troupeaux. Suivant les récits des indigènes il n’y a point de contrées sur la rive gauche du fleuve comparables à celle-ci et les parties hautes de la vallée, entourées de montagnes et de forêts, abondent d’animaux à fourrure, d’espèces aussi variées que recherchées.

3 février. — Un commissaire de Saghalien-Ula avait été envoyé à ma rencontre ; il m’attendait depuis longtemps au premier village. Il me dit qu’il avait ordre d’accompagner ma seigneurie jusqu’à la ville ; il se trouvait on ne peut plus honoré d’une pareille mission, etc. Les dispositions des Mandchoux à notre égard étaient en apparence changées, mais leur tactique restait la même. N’ayant pu m’empêcher de pénétrer au cœur de leur pays, ils voulaient que je n’emportasse pas trop mauvaise opinion de leur caractère. Aussi fus-je accablé et de soins et de prévenances, et même d’hommages. Après quelques heures de repos, on me fit monter dans un traîneau attelé de deux bœufs qui me menèrent au pas aussi solennellement qu’un roi fainéant. Mon traîneau offrait une particularité de construction que je tiens à signaler : le timon et le chariot ne formaient qu’une seule pièce. J’avais pensé qu’il était inutile de me faire suivre de mes chevaux ; mais l’on voulait que j’arrivasse à la ville au grand complet, et l’on attacha mes chevaux par la bride à l’un des traîneaux de l’escorte. Le commissaire allait en avant pour préparer les relais. Ces haltes se multiplièrent bientôt d’une manière vraiment particulière ; nous nous arrêtions toutes les cinq ou sept verstes pour changer de bœufs. Je regrettais mon attelage de chiens, qui n’était ni si cérémonieux ni si nonchalant. J’essayais de me distraire de ces lenteurs, en questionnant les habitants sur leurs mœurs et sur les ressources du pays. Mais aussitôt que je leur adressais la parole, ils prenaient un air énigmatique, regardaient avec inquiétude autour d’eux, et, s’ils apercevaient le commissaire, ils ne me répondaient que par monosyllabes, et cherchaient à éluder mes questions ; et si, pour conquérir leurs bonnes grâces, je me hasardais à leur offrir quelque présent en indemnité de leurs services, ils le repoussaient avec horreur. Il est vrai qu’aussitôt que le terrible commissaire avait disparu, ils s’empressaient de m’ouvrir leur cœur et leur main. Enfin, après une journée qui me semblait ne devoir jamais finir, nous arrivâmes. Je dois faire remarquer que dans la dernière moitié de mon voyage le froid avait été très-supportable, n’étant jamais descendu à plus 10° sous zéro. Il n’y avait alors sur le chemin qu’une mince couche de neige. Je fis mon entrée solennelle dans la ville chinoise de Saghalien-Ula à cinq heures de l’après-midi. Le commissaire me fit comparaître devant l’Amban, qui, après avoir examiné mes papiers et mon passe-port, me laissa libre de continuer mon voyage ; mais, malgré mes instances et mes remontrances, il ne voulut jamais consentir à ce que je passasse la nuit dans la ville, et je dus aller coucher dans un village voisin. 10 février. — Amba-Sahali, sur la rive droite de l’Amour est le dernier village mandchou que l’on trouve en remontant le fleuve. L’intendant de cette station chinoise m’accompagna jusqu’au poste russe d’Ust-Zeysk où il me remit entre les mains du chef cosaque. Je me reposai trois jours en attendant la malle, et quand elle passa je la suivis à cheval escorté par quatre Cosaques.

Le lendemain, comme nous passions devant une des îles de l’Amour, un de ces hommes poussa son cheval à côté du mien et me montra l’île du doigt, en me disant qu’elle renfermait une riche mine de charbon. Un peu plus loin je remarquai une espèce de redoute carrée, entourée de fossés, et en avançant je découvris successi-