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ment magnifiques ; tout le territoire que nous aperçûmes ce jour-la, était très-propre à l’agriculture et à l’élève du bétail ; les vallées qui commencent à la rive sont entourées par des collines qui s’élèvent en amphithéâtre, et qui, dans quelques endroits, viennent expirer aux bords du fleuve, où elles se terminent par des falaises à pic.

À 40 verstes plus loin, à l’embouchure du petit Onon, un clan de Manégriens habitait sept hameaux disséminés sur un court espace. Un de ces nomades nous raconta une singulière légende sur une montagne de sable nommée Zagajon qui s’élève au fond d’une échancrure de la rive gauche du fleuve ; aussitôt qu’un homme s’en approche, elle vomit de la fumée, mais quand il s’éloigne, la montagne cesse de fumer. Les populations de cette rivière, qui sont d’origine toungouze, et toutes adonnées au schamanisme, ont une grande vénération pour cette montagne miraculeuse, et elles sont convaincues qu’elle est habitée par un esprit infernal. Elle a une étendue de 30 verstes, mais ne pouvant l’explorer de très-près, nous supposâmes que la fumée qui s’en exhale pouvait provenir de la combustion de quelques couches de charbon de terre, ou bien que la montagne renfermait des excavations, comme il y en a fréquemment dans les montagnes de chaux de la Sibérie orientale, et que lorsque l’air extérieur se refroidissait, l’air chaud de l’intérieur sortait de ces excavations sous forme de vapeurs.

Plus bas les bords du fleuve changent encore de caractère. Les larges vallées qui bordent les rives du fleuve s’agrandissent, les montagnes à pic s’éloignent de plus en plus, les prairies sont couvertes de gras pâturages. Le nombre des îles augmente ; le fleuve coule avec rapidité vers le sud, formant des coudes si brusques de l’est à l’ouest, qu’il semble quelquefois que l’on est ramené en arrière ; nous passons devant de larges vallées, nous doublons des îles basses ; partout des peupliers, des frênes, des pommiers sauvages (pyrus spectabilis), se succèdent alternativement avec des buissons de sureau à graine rouge et des saules. Sur les montagnes, croît une petite variété de chêne à côté du bouleau noir. Les larix et les pins deviennent plus rares. Les prairies sont couvertes d’herbes excellentes. Dans les immenses vallées, on pourrait élever de nombreux troupeaux de bétail, mais jusqu’à présent il n’y a de vivant, dans ces solitudes, que la puissante activité imprimée à la végétation par la nature.

À l’endroit où l’Amour reçoit la Kamara, sur sa rive droite, le premier conquérant russe de ces régions, Chaborof, avait fondé un poste militaire en 1651. Abandonné en même temps qu’Albasin, il vient d’être rétabli. Nous aperçûmes deux barques en écorce de bouleau dans une petite crique, mais nous ne vîmes personne.

À 76 verstes plus bas, il y a, sur la rive gauche de l’Amour, un autre poste militaire composé de trois huttes construites en bois et couvertes de joncs, et un peu en amont de celles-ci, s’élève une maison dédiée au culte. Devant elle, et plus près du fleuve fumaient de grossiers encensoirs, fixés dans le sol. D’après le sinologue Sytschewski, qui accompagnait l’expédition, cet humble temple en troncs d’arbres mal équarris serait dédié au dieu de la guerre[1].

À 117 verstes plus loin, sur la rive droite de l’Amour, vingt-trois maisons, nombre considérable pour ces régions, composent le village d’Amba-Sachalgan. Profitant de la halte de la nuit, nous allâmes le visiter. Quatre vieillards, deux vieilles femmes et trois jeunes enfants s’y trouvaient seuls dans le moment, tout le reste des habitants était parti à la chasse ou à la pêche. Les maisons disséminées étaient mal construites en bois, joncs et argile. Il y avait du papier huilé aux fenêtres à la place des vitres. Les chambres étaient ornées de peintures sur toile représentant des divinités du culte de Bouddha ou de Fo. Sur les murs, il y avait quelques ouvrages chinois, entre lesquels on voyait des armoires servant à serrer les ustensiles de ménage. Des massifs de bouleaux, d’ormeaux, d’érables, d’acacias et de l’incomparable pyrus spectabilis, ombragent chacune de ces humbles demeures, qui toutes possèdent un jardin cultivé avec le plus grand soin ; j’y ai remarqué différentes espèces de millet et du blé de l’Inde ; puis, dans de petits carrés, des radis gris, des poireaux, de l’ail, du poivre d’Espagne, des haricots et des légumes.

En vrais Russes, nous avons surtout admiré deux nouvelles variétés de choux. Ces indigènes possédaient peu de bétail et de chevaux, mais beaucoup de cochons et une espèce particulière de poules.

Le jour suivant, au détour d’un cap qui se dressait sur notre gauche, s’ouvrit devant nous l’immense vallée de la Séja ou Zéya, dont les bords s’étendent à perte de vue, et qui vient se jeter sur la rive gauche de l’Amour par une vaste embouchure. Ses eaux coulent comme un large ruban dans le fond de la vallée. Cet endroit est d’une beauté incomparable ; je n’ai jamais rien vu de semblable. La largeur et la profondeur de l’Amour sont considérablement augmentées par cette masse additionnelle d’eau. Si le pays qui entoure Albasin, les embouchures de la Kamara et de l’Argoun sont propres à créer des établissements, la vallée de la Séja est très-préférable sous d’autres rapports. D’après un rapport daté de 1681, on aurait trouvé du minerai de fer dans les montagnes blanches, à mi-distance entre l’embouchure de la Séja et de la Selinga, un de ses affluents.


Une ville chinoise. — Les forêts vierges de l’Hing-Gan. — Mœurs et coutumes des tribus riveraines de l’Amour. — Monuments chinois à l’embouchure du fleuve.

À 30 verstes de l’embouchure de la Séja gît la ville de Sagalien-Ula-Khoton. Tout le trajet intermédiaire est semé de petits villages composés de quelques huttes si espacées que l’un d’eux occupe une étendue de cinq verstes le long de la rive. Dans le voisinage des maisons on apercevait quelques champs cultivés. Le port, qui est un peu au-dessous de la ville, renfermait trente-cinq grandes barques pouvant porter chacune trois cents puds (environ

  1. Voy. la gravure page 104.