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ques, et s’ils en avaient, ils ne mangeroient pas tous les paysans qu’ils peuvent attraper[1]. »

On voit clairement, par ce curieux passage, qu’au temps d’Aroun al-Raschid, le sultan des légendes merveilleuses, les féroces Andamans, aux pieds d’une coudée, devaient infester la côte de Malacca ; depuis ils ont demandé un asile au groupe qui a pris leur nom. Malheureusement pour ceux qui songeraient à exploiter les mines de vif-argent qu’on place au sein de ces îles, nous avons grande peur que l’existence de ces mines ne repose pas sur un document plus sûr que le premier récit des vieux voyageurs mahométans. Car ils parlent d’une île au sein de laquelle se dresse la montagne de Chachenaï, d’où l’embrasement de certaines forêts fait couler des ruisseaux brillants d’argent pur, voilà n’en doutons pas la source des mines abondantes de mercure ! Convenons que si toute l’histoire de ce groupe se base sur des documents de pareille nature, il doit être permis tout au moins de garder certains doutes touchant la férocité native des Andamans.

En 1791, les Anglais prirent la résolution d’utiliser le sol fertile de la plus grande de ces îles. Le gouvernement songea à en faire un lieu de déportation pour y établir un certain nombre de convicts, et l’on fit choix, pour y former cette colonie pénitentiaire, du port Cornwallis. L’aspect des campagnes environnantes charma les Anglais. Néanmoins, soit que les nouveaux colons fussent imbus des préjugés séculaires qu’a répandus principalement l’ouvrage de Renaudot (et il est remarquable qu’en adoucissant plus ou moins les expressions tout le monde l’a copié), soit que des émanations paludéennes aient répandu parmi les Européens des fièvres pernicieuses, on se contenta de construire en pierre et en briques un bâtiment dont les vestiges se voient encore, et l’on abandonna la colonie naissante.

Un grand mystère de la science ethnographique se lie pour nous à l’existence de ces noirs Océaniens qui, en conservant tous les caractères de la race africaine, se fait voir aux portes de l’Inde et se propage en se modifiant à Bornéo, à Madagascar, aux Philippines, à la Nouvelle-Guinée, et dans tant d’autres îles du grand Océan que les géographes nommeront sans hésiter. Presque partout vaincue, cette race déshéritée, jadis nombreuse plutôt qu’elle ne fut puissante, s’allie insensiblement à la race victorieuse et donne naissance a des métis que la science de l’anthropologie ne sait encore comment caractériser.

Ces noirs Asiatiques, ces Papouas si on l’aime mieux, au nombre des plus laids des hommes, mais parfois aussi des chasseurs les plus industrieux, sont aujourd’hui les pourvoyeurs du monde élégant de Paris et de Londres, pour un genre de parure que nos dames reprennent toujours à d’assez courts intervalles ; ce sont eux qui envoient à nos brillants magasins de plumes ces merveilleux oiseaux de paradis, dont la variété étonne autant que la vivacité de leurs couleurs charme les yeux. Ce fut surtout en 1823, lorsque la corvette la Coquille aborda à la Nouvelle-Guinée, que les noirs habitants de ces régions comprirent quels trésors recélaient, pour les blancs qui les visitaient, leurs forêts séculaires. Des milliers d’oiseaux de paradis tombèrent sous leurs coups pour être offerts aux étrangers qui, pour unique récompense, leur donnèrent sans regrets, on le suppose, les plaques de fer-blanc dont se composaient leurs boîtes d’histoire naturelle, et même certains objets d’un usage encore plus vulgaire. Nous n’avons jamais pu oublier avec quelle bonhomie le savant et spirituel Lesson nous racontait combien il se trouva heureux le jour où il imagina de tenter l’avidité des Papouas, en leur prodiguant cette monnaie peu coûteuse. Malheureusement les matelots et les mousses de la Coquille surprirent ce secret économique et surent aussi se procurer les plus beaux oiseaux de paradis. On se mit à fourbir de toutes parts les plus vulgaires ustensiles de cuisine, pourvu qu’ils fussent quelque peu luisants, et que l’on pût les courber en bracelets : les noirs sauvages s’en accommodaient. Durant quelques semaines, on obtint ainsi les plus beaux paradisiers connus. Mais, hélas ! le fer-blanc perdit son éclat, et, dès qu’il se fut terni, les profits de ce beau commerce s’évanouirent. Les Papouas exigèrent des ustensiles d’argent, et, plus tard, ils demandèrent fort bien des piastres, dont ils finirent par connaître on ne peut mieux l’empreinte, les deux colonnes et même la fameuse devise. Ce n’était pas toutefois pour trafiquer dans leurs sombres forêts qu’ils les accumulaient, c’était pour les fondre et en fabriquer de grossiers bracelets, à demi ouverts, dont leurs tristes compagnes, abruties par les exigences de la vie sauvage, se montrent tout aussi fières que nos beautés aristocratiques se montrent heureuses de posséder un oiseau de paradis.

Il faut appartenir à cette race agile ; il faut être familier avec les bruits légers qui se multiplient et se confondent dans les sombres forêts de Dorery pour se procurer les oiseaux de paradis, qui perchent souvent à l’extrémité d’arbres gigantesques et que la flèche doit frapper sans les endommager. Ces noirs chasseurs, la tête couverte de poussière d’ocre unie à de la graisse, ce qui leur fait à peu de frais, on le voit, une excellente casquette de chasse, parfois les épaules revêtues des belles feuilles satinées du pandanus que leurs femmes tressent en nattes, s’en vont à la tombée du jour dans leurs humides forêts, armés de leur arc classique en beau bois rouge et de petites flèches fort aiguës fabriquées avec le spadice des palmiers. Le lieu où ils se rendent en silence est vraiment digne, par sa splendeur, des oiseaux magnifiques qu’ils y viennent chercher. « La végétation la plus active couvre ce point du globe, dit Lesson ; elle est ce qu’on doit en attendre sous l’équateur…, c’est-à-dire grande, majestueuse et imposante. La surface du sol ne présente qu’une forêt sans fin où la plupart des végétaux des Moluques se retrouvent et dont les arbres, immenses par la circonférence de leurs troncs, ont jusqu’à cent cinquante pieds d’élévation. Dans ces profondes forêts, ne croissent point d’herbes humiles : les plantes y revêtent de préférence

  1. Nous reproduisons ici textuellement le passage emprunté a la relation publiée par Renaudot en 1718.