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ce point furent heureusement inutiles, et nul ossement humain ne vint témoigner d’une coutume horrible, trop souvent reprochée aux noirs Océaniens.

Les Andamans appartiennent en effet à cette race noire que l’on désigne sous les noms divers de Papouas, d’Alfourous, d’Endamènes, d’Aetas ou de Negritos ; ils sont même d’un noir très-foncé. Rarement leur taille excède cinq pieds, ils ont la tête large et enfoncée dans les épaules, leur chevelure est lanugineuse comme celle des noirs Africains ; chez un grand nombre d’individus le ventre est protubérant et les membres inférieurs sont grêles. Ils vont dans une nudité absolue, à moins qu’on ne veuille considérer comme une sorte de vêtement la couche d’ocre jaune ou d’argile dont ils se couvrent le corps, et qui a au moins l’avantage de les protéger contre la piqûre des insectes. Ils réservent l’ocre rouge que leur fournit leur terre pour en saupoudrer leur chevelure et pour en peindre leur visage. Selon les derniers calculs, la population totale des Andamans ne s’élèverait pas à plus de 2500 individus.

On a épuisé à l’égard de ces sauvages toutes les formules du dédain le plus méprisant. Nous les trouvons, pour notre part, beaucoup moins hideux que certains Australiens. Est-il bien vrai, d’ailleurs, que les Andamans « soient les derniers dans l’échelle des races humaines », et les Birmans, qui vont couper du bois dans leur île, ou bien y chercher des nids de salanganes, n’ont-ils pas exagéré à Helfer et à Lowe la cruauté de ces insulaires. Le prisonnier que l’on conduisit à Calcutta, où il mourut de consomption, ne se montra nullement farouche ; mais il était triste et sa mélancolie se traduisait par de l’abattement. Grâce à ce pauvre sauvage, on put acquérir la certitude que la langue des Andamans n’avait nulle affinité avec celle qu’on parle à Tenasserim, pas plus qu’elle n’en a avec l’idiome en usage aux îles Nicobar.

Pour connaître enfin l’origine première de ces peuples qui semblent égarés sur les mers de l’Inde, peut-être suffirait-il d’étudier, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à cejour, les idiomes barbares de l’île de Waigiou, au centre de la Nouvelle-Guinée, ou bien (tout corrompus qu’ils sont) ceux des Papouas noirs, qui errent sur les plages du havre de Dorery, et dont le savant Lesson a recueilli un vocabulaire, limité sans doute, mais bien précieux pour l’ethnographie. Chose remarquable, ces noirs Océaniens dont tant de voyageurs considèrent l’intelligence comme étant voisine de celle de la brute, ces êtres que nous regardons comme déshérités de presque toutes les prérogatives qui appartiennent à la race humaine, ont un système de numération infiniment plus complet que celui de certains sauvages de l’Amérique ou de la Polynésie, qui forment encore des tribus considérables auxquelles on est dans l’usage d’accorder un certain degré de civilisation[1].

L’exploration à main armée que l’on fit de quelques habitations d’Andamans répandus sur les rivages de la grande île, donna sur ces peuples des renseignements ethnographiques dont on était jusqu’à ce jour à peu près dépourvu. On acquit, par exemple, la certitude que leurs armes de guerre et de chasse étaient fabriquées avec une habileté rare. Les arcs des Andamans qui offrent la plus forte résistance, sont faits d’une sorte de bois de fer et affectent la forme la plus gracieuse ; les flèches qu’ils dérochent avec habileté ont quatre pieds de longueur et présentent trois variétés ; fabriquées en bois très-dur ; elles sont toutes armées de pointes très-fines ; il y en a de simples et de barbelées, et la plus compliquée de ces trois espèces présente une sorte de harpon à pointe mobile, dont on se sert sans doute à la pêche. Les pagayes que les Andamans manient avec prestesse sont courtes et marquées d’ocre rouge ; la hache avec laquelle ils creusent leurs embarcations est un assez grossier instrument ; elle consiste en une sorte de patte arrondie, fabriquée avec une pierre dure et tranchants, liée à un manche par une forte corde de fibres végétales.

Les Andamans ne sont cependant pas un peuple agricole, c’est un peuple ichtyophage dans l’étendue du mot, comme le dit avec raison Adrien Balbi. Les mers qui baignent leurs îles sont heureusement abondantes en excellent poisson : les soles, les mulets, les huîtres furent leur principale ressource alimentaire. Mais parfois, durant les gros temps, le poisson vient à manquer, et alors ils s’arrangent sans dégoût des lézards, des rats et des souris qui pullulent dans leurs bois. Un peu plus d’industrie leur ferait trouver, dit-on, dans leurs forêts une nourriture végétale abondante. La grande Encyclopédie d’Édimbourg affirme que leurs bois renferment le nicoban ou arbre à pain ; et le même ouvrage, qui base ses renseignements sur des documents sérieux[2], affirme que ces hommes, placés aujourd’hui si bas dans l’échelle des peuples, auraient dans l’intérieur de leur sol montueux un moyen productif d’échanges ; ils possèdent à leur insu, dit-on, plusieurs mines de vif-argent, jusqu’à présent inexploitées.


NOTIONS HISTORIQUES.


Les paroles implacables qui poursuivent ces peuples et qui les accusent d’anthropophagie sont déjà bien anciennes, car elles datent du neuvième siècle. Lorsque les voyageurs mahométans, dont Renaudot a donné la relation, décrivent les mers de l’Inde, ils insistent sur les îles de Ramni, peuplées d’anthropophages qui séparent la mer de Herkend de celle de Chelaet ; ils en citent d’autres qu’ils appellent les Negebalous, puis ils arrivent aux Endamans, et l’on peut juger, par l’exagération qu’ils mettent dans la peinture du physique de ces races malheureuses, de la foi qu’on peut accorder à leur appréciation des qu’il s’agit du moral. « Les peuplades qui habitent la coste, disent-ils, mangent de la chair humaine toute crüe. Ils sont noirs ; ils ont les cheveux crespus, le visage et les yeux affreux, les pieds fort grands et presque longs d’une coudée, et ils vont tout nuds. Ils n’ont point de bar-

  1. Voy. Histoire naturelle de l’homme dans le complément des œuvres complètes de Buffon, par R. P. Lesson.
  2. Asiatic researches, in-4, vol. IV, p. 385. — Syme’s JourneyHamilton’s News accounts of the East Indes, etc.