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Dans un coin de l’enclos, le chef gardian, ou bien quelque autre, entretient le réchaud où rougit le fer : on applique, non pas rapidement, mais avec un soin extrême, ce fer chaud sur une partie charnue du bouvillon ou de la génisse. L’opération est terminée ; les gardians, avec un ensemble et une habileté grande, abandonnent la bête qui, d’un bond, se précipite au dehors par la palissade ouverte et fuit au loin dans son affolement. Il ne ferait pas bon se trouver alors sur sa route ; aussi, les spectateurs sont-ils prudemment réfugiés, qui sur un arbre, qui sur une charrette, et ne descendent-ils qu’à bon escient de leur abri pour suivre un nouveau tournoi.

MANADE DE CHEVAUX (page 289).

Lorsque tous les animaux sont marqués, on rend la liberté au reste du troupeau qui, sans se faire prier, quitte l’enceinte. Aussitôt a lieu la sacramentelle tournée de l’absinthe suivie, dans la salle du mas, du déjeuner des gardians, assaisonné de récits épiques mais sincères, ces rudes hommes étant trop justement fiers de leur vigueur pour risquer d’en compromettre la réputation par des histoires de fantaisie.

LES PRÉLIMINAIRES DE LA FERRADE (page 290).

Toutes ces histoires se rapportent aux taureaux et aux incidents de courses et, par une rare bonne fortune, * nous nous trouvons précisément placés, à l’Amarée, en face d’une manade où sont réunis les types les plus beaux du taureau et du cheval camarguais. Par suite, en effet, de la désaffection d’une partie de la région pour les anciennes courses du Languedoc et de la mode des courses espagnoles, malheureusement implantée dans le pays, tous les propriétaires de manades ont croisé leurs taureaux avec des produits espagnols, moins agiles et, partant, plus malléables dans l’arène ; les chevaux ont eu le même sort et la race de Camargue s’est sinon abâtardie, du moins transformée au contact des étalons du Gouvernement. Depuis une quinzaine d’années, le marquis de Baroncelli-Javon tente de réagir et a réussi à conserver quelques types absolument purs de la race camarguaise : taureaux noirs comme le jais, au large garrot, à l’échine veloutée, à l’œil sombre et farouche, aux cornes droites et pointues ; chevaux blancs, de taille moyenne, aux larges flancs, aux solides attaches, à la longue queue arabe, agiles et obéissants comme pas un.

C’est de la manade de l’Amarée qu’est sorti le célèbre taureau Prouvenço, longtemps invincible et dont les cartes postales perpétuent aujourd’hui la mémoire, avec cette légende bien suggestive suivie de la signature du propriétaire et extraite de son Sacrifice : « l’adoron coume un diéu e l’ai nouma Prouvenço per l’ounour d’ou païs. » Elles étaient dignes de sortir aussi de l’Amarée les cavales blanches de Véran, le prétendant de Mireille, fiers coursiers dont Mistral donne au chant IV de son poème une si vibrante description : « Les cavales de Camargue, au poignant éperon qui leur déchire le flanc, comme à la main qui les caresse, jamais on ne les vit soumises. Enchevêtrées par trahison, j’en ai vu exiler loin des prairies salines ; et un jour, d’un bond revêche et prompt, jeter bas quiconque les monte, d’un galop dévorer vingt lieues de marécages, flairant le vent et revenues au Vaccarès, où elles naquirent, après dix ans d’esclavage, respirer l’émanation salée et libre de la mer. Car, à cette race sauvage, son élément, c’est la mer : du char de Neptune échappée sans doute, elle est encore teinte d’écume ; et quand la mer souille et s’assombrit, quand les vaisseaux rompent les câbles, les étalons de Camargue hennissent de bonheur et font cla-