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vaincre pour atteindre le plateau ? Notre sort va se décider. L’Ole Engelstad dépassé, le glacier apparaît dans toute sa largeur. À coup sûr l’ascension sera pénible et longue ; mais elle est possible.

Avant de commencer cette rude montée, d’un commun accord une pause est décidée. Tandis que nous nous chauffons au soleil au pied du mont Ole Engelstad, un chocolat mijote sur le Primus. Un chocolat, nous a-t-on annoncé ! À la vue du liquide qui nous est servi, j’ai quelque peine à me persuader qu’il mérite le nom sous lequel il est présenté. Hansen est économe : on s’en aperçoit lorsqu’il gouverne la cuisine. Après tout, c’était un régal pour des gens au régime du pain et de l’eau.

Une fois la collation avalée, en route. La halte est d’ailleurs dépourvue d’agrément. Le thermomètre marque 20° sous zéro ; malgré le soleil, on est bientôt transpercé, avec les vêtements légers que nous portons pour ne pas être continuellement en transpiration pendant la marche. Au début, l’ascension est très pénible. Les chiens ne s’en tirent pas moins admirablement. De temps à autre seulement, ils soufflent ; lorsque les équipages s’ébranlent de nouveau, les conducteurs ont alors à donner un rude coup d’épaule pour soutenir les véhicules jusqu’à ce que les animaux soient parvenus à les déhaler. Les progrès sont très lents ; qu’importe, l’essentiel est d’avancer ; à force de patience, on arrivera bien au sommet de cette pente diabolique. Quel aspect possède le plateau ? L’imagination nous le représente comme une immense plaine s’étendant à l’infini vers le sud. Aussi, quand nous l’atteignons, grande est notre désillusion. Dans la direction du sud-ouest, il paraît, en effet, remarquablement uni et plat ; malheureusement notre route n’est pas de ce côté. Au sud, direction que nous devons tenir, il est toit bossué d’ondulations orientées est-ouest, engendrées probablement par le dos de terrain reliant le plateau à la chaîne s’élevant au sud-est.

Nous poursuivons la marche avec ardeur, afin d’avoir le plus tôt possible une vue d’ensemble sur la région. En attendant une grosse vague de glace nous bouche la vue ; peut-être est-ce le dernier renflement du glacier, produit par un contrefort du Don Pedro ? Maintenant, plus de neige molle ; en revanche, des sastrugi très durs aux arêtes coupantes comme des couteaux, alignés sud-est-nord-ouest. Malgré l’effort qu’ils ont déjà dû fournir dans la journée, les chiens emportent brillamment la position ; à huit heures du soir, nous sommes sur le plateau. À perte de vue une immensité blanche ; au sud-ouest des cimes très lointaines, le commencement de la chaîne s’étendant dans le sud-est, et dont nous voyons maintenant le revers méridional. Le baromètre et l’hypsomètre marquent une altitude de 3 180 mètres, et les compteurs 31 kilomètres. Une étape de 81 kilomètres et une ascension de 1 680 mètres, voilà ce dont sont capables en un jour des chiens bien entraînés, en halant un poids très lourd.

Sur la neige dure, il n’est pas facile de trouver un bon emplacement pour le camp. Une fois la tente montée, on me passe, comme d’habitude, les sacs de couchage et tout le matériel, puis je mets en marche le Primus et le pousse activement, pour que son bruit m’assourdisse autant que possible. Tout à l’heure, en effet, va se commettre un crime horrible qui me plonge dans la plus profonde tristesse. Vingt-quatre de nos excellents chiens, de nos fidèles compagnons vont être mis à mort. C’est affreux, mais si nous voulons vaincre il doit en être ainsi. Au premier coup de feu, quoique je ne sois pas nerveux, je tressaute. Les décharges se suivent ensuite sans interruption, abattant de braves et bons serviteurs. Chaque conducteur a tiré ses propres chiens, et ensuite nettoyé et dépouillé leurs carcasses. Des monceaux de déchets rougissent la surface du glacier ; vers ce charnier les survivants se précipitent aussitôt ; l’un d’eux particulièrement vorace avale les entrailles encore toutes chaudes d’un camarade. D’autres, au contraire, font pour le moment les dégoûtés ; plus tard, eux aussi, ils y viendront. Cette boucherie nous enlève toute joie ; malgré le succès de la journée, la soirée s’écoule morne et pesante. L’exploration a ses cruelles nécessités.

Nous séjournerons ici deux jours pour nous reposer et pour laisser se refaire nos attelages réduits. Lorsque, pour la première fois, fut envisagée la nécessité d’abattre une partie des chiens à notre arrivée, plusieurs s’étaient récriés à la pensée de manger notre « cavalerie ». Depuis quelques jours, une évolution s’est faite parmi les récalcitrants ; cette viande n’éveille plus la même répugnance. Pendant la nuit, la température devient très basse et le vent souffle avec violence. Cela n’empêche pas la meute de dévorer les dépouilles de ses malheureux frères. Dès qu’on ouvre l’œil, on entend des craquements d’os.

Les effets de notre rapide ascension commencent à se manifester. Lorsque je me retourne dans mon sac de couchage, je dois accomplir l’opération en plusieurs temps pour ne pas perdre haleine ; tous mes camarades sont dans le même cas.

Le lendemain au réveil, le vent est tombé, le temps n’est pas pour cela plus engageant. La matinée est employée à parer notre viande fraîche. Elle a, ma foi ! très bonne mine, mais son arôme n’excite guère l’appétit. Juste au bon moment pour me permettre de prendre une observation, le soleil perce à travers les nuages. Résultat : 85° 36′ de latitude. Le ciel se couvre ensuite, tandis que des rafales furieuses soulèvent des trombes de neige. Que le vent fasse rage, cela nous est indifférent, aujourd’hui que nous devons nous reposer et que nous n’avons rien de mieux à faire que de manger. Lorsque l’on possède des vivres en abondance, peu importe la tempête. Pour le dîner, Wisting nous a réservé des surprises ; d’abord un excellent pot-au-feu avec un râble de chien bien gras, et après cela des côtelettes. Leur chair est si exquise que, les