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Don Pedro Christophersen. Le penchant de la crête sous laquelle nous sommes installés n’est qu’un chaos d’énormes langues de glace ; en revanche, son sommet est nu. En face s’élève le Fridtjof Nansen. Son versant méridional n’est pas aussi dégagé de glace que sa face orientale, tournée vers la Barrière. De ces glaciers suspendus roulent sans cesse des avalanches dans des floconnements de neige pulvérulente ; tels les abords d’une cascade ennuagés de poussière d’eau. À l’entour de la tente s’ouvrent de nombreuses crevasses ; comme toutes celles précédemment rencontrées, elles sont, semble-t-il, très anciennes et à moitié remplies. La neige est si molle que le bâton de la tente enfonce comme dans du beurre. Quoique le thermomètre marque −15°, le soleil brûle littéralement ; une vraie sensation d’été !

BJAALAND SUR LES PENTES DU MONT BETTY (page 86).

Le lendemain, rude journée. Le bout de glacier à traverser, s’il est court, est singulièrement escarpé et crevassé. Là encore, impossible de faire avancer tous les traîneaux en même temps. Tellement forte est la chaleur qu’on à peine à se croire entre le 85° et le 86° de latitude. Quoique légèrement vêtu, on sue à grosses gouttes. Bien que nous nous élevions rapidement, nous ne ressentons ni mal de tête, ni malaise d’aucune sorte. Mais cela viendra certainement. La description des souffrances éprouvées par l’expédition Shackleton sur les sommets culminants est présente à notre esprit. Très vite, relativement, nous parvenons sur le plateau. Là nous sommes arrêtés. Resserré entre le Fridtjof Nansen et le Don Pedro Christophersen, le glacier est disloqué dans toute sa largeur et sur une hauteur considérable. Du côté du Fridtjof Nansen, la route est également fermée. Là le rocher s’élève à pic, et à sa base le glacier forme le plus effroyable chaos que l’on puisse imaginer. Notre seule ressource est de tenter le passage du côté du Don Pedro Christophersen. Le long de cette chaîne, la glace semble s’ajuster à une crête neigeuse, par une surface relativement unie. Dans cette direction, nous pourrons, supposons-nous, contourner la chute de séracs qui nous arrête de front. Après une courte pause, de nouveau en marche.

Nous sommes impatients de savoir si le passage est praticable. La pente est raide ; encore une fois nous recommençons la manœuvre des relais. Il n’est certes pas agréable de parcourir trois fois le même chemin pour amener les quatre traîneaux au même point, mais à cela rien à faire. Après avoir longé des crevasses, nous arrivons sur un petit monticule. Vers l’ouest, le long de la montagne, au prix d’un effort sérieux, il sera possible de passer, semble-t-il. De ce côté, la déclivité très forte aboutit à un précipice ; donc, avant de nous engager dans cette direction, nous allons voir si nous ne trouvons pas quelque chose de mieux.

Quoique la journée ne soit guère avancée, nous campons. Les chiens se reposeront, pendant que trois hommes iront explorer le versant méridional de la montagne. Qu’y a-t-il derrière la crête qui nous domine ? À l’approche du sommet, nous éprouvons un mouvement d’impatience. La découverte d’une route praticable aura de telles conséquences ! Encore un effort ! Voici le point culminant ! Victoire ! Nous sommes récompensés de nos peines. Nous avons découvert la brèche par laquelle peut être contourné l’énorme rempart de glace qui défend l’accès du plateau polaire. Au premier coup d’œil jeté sur le panorama, aucun doute n’est possible : nous sommes dans la bonne route. Sous les arêtes déchiquetées du Don Pedro Christophersen,