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de n’emporter que le strict indispensable. Dès que la tente est dressée, on détermine la position du lieu, puis on donne la pitance aux chiens ; après un léger repas, nous ouvrons l’inventaire. Nous voici à un des moments décisifs du voyage. Tout doit être calculé avec soin et toutes les éventualités envisagées. Comme dans les circonstances graves, nous nous réunissons en conseil, et chacun est appelé à donner son avis. D’ici au Pôle, aller et retour, la distance est de 1 100 kilomètres. Considérant les difficultés de l’escalade et l’affaiblissement progressif qu’éprouveront les attelages, d’un commun accord, la durée du voyage est évaluée à soixante jours. En conséquence, nous prendrons deux mois de vivres, et laisserons en dépôt le reste, soit des rations pour un mois. D’après notre expérience, la descente pourra être effectuée avec 12 chiens. Actuellement nous en avons 42 ; nous les emploierons tous pour gravir le plateau ; une fois là-haut, nous en sacrifierons 24 et continuerons avec 18 et 3 traîneaux. De ces 18, 6 serviront à nourrir les 12 derniers survivants. Au fur et à mesure que les attelages diminueront, les charges deviendront de plus en plus légères, par suite de la consommation des vivres, si bien que, quand la meute sera réduite à 12 têtes, deux traîneaux suffiront.

UN CAMPEMENT SUR LE PLATEAU DE GLACE.

Après une longue discussion, au cours de laquelle chacun donne son opinion, on commence l’emballage. Heureusement, le temps est beau ; autrement, cette révision des approvisionnements ne serait pas particulièrement agréable. Les divers paquets de nos différentes denrées sont tous de même poids, de telle sorte qu’en les comptant, on connaît la charge qu’ils forment. Ainsi le pemmican est partagé en rations de 500 grammes, le lait en poudre en sacs de 300 grammes. Le chocolat est, comme d’habitude, divisé en tablettes, dont nous savons le poids ; tous nos biscuits sont également faits sur le même modèle et pèsent par suite le même nombre de grammes. Les approvisionnements ne comportent que ces quatre espèces d’aliments. Les confitures, les fruits conservés, le fromage, toutes les friandises ont été laissées à Framheim. Le seul luxe que nous nous offrons est de prendre nos fourrures, qui jusque-là ont été inutiles. Mais est-ce bien un luxe ? Une fois sur les montagnes, peut-être en aurons-nous besoin ! Shackleton n’avait-il pas éprouvé −40° par 88° de latitude sud ? Dans le cas d’un pareil froid, ces pelleteries nous permettront de le supporter un bon bout de temps. D’autres vêtements, nous n’emportons qu’un petit nombre. Ici nous nous accordons le plaisir de changer de gilet de laine, de chemise et de caleçon. Toute notre vieille lingerie restera suspendue à l’air jusqu’à notre retour. Cette ventilation énergique pendant deux mois remplacera le blanchissage. Les préparatifs terminés, nous partons reconnaître la route de demain.

Nous nous dirigeons vers le pointement rocheux le plus voisin du camp, le mont Betty, un sommet de 300 mètres d’altitude environ, situé à 3 kilomètres. Au delà, le terrain est relativement escarpé, mais très uni, et la piste excellente. Grâce à ces circonstances favorables, nous gagnons rapidement un monticule situé par 360 mètres d’altitude environ, auquel fait suite une petite plaine. Plus loin s’élève un nouveau mamelon, pareil au premier, puis une longue déclivité unie, aboutissant à de petits glaciers. Là nous arrêtons la reconnaissance. À travers tout le massif que nous embrassons, il sera facile de passer. Le point où nous rebroussons chemin se trouve à environ 9 kilomètres du camp, et à l’altitude de 600 mètres.

La descente s’opère de la manière la plus brillante ; sur les deux dernières pentes avant de joindre la Barrière, nous dévalons à toute vitesse. Avant de rentrer, Bjaaland et moi nous faisons un détour vers le mont Betty. Depuis notre départ de Madère, c’est-à-dire depuis quatorze mois, nous n’avons foulé que de la neige et de la glace ; aussi ne serions-nous pas fâchés de mettre le pied sur un sol stable.

Le mont Betty élève, immédiatement au-dessus de la Barrière, son sommet couvert de pierres disloquées. Après avoir pris quelques échantillons de roche, nous descendons rejoindre les camarades. De retour,