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s’en servira-t-elle. Ce dépôt, assez bien approvisionné, pourrait convenir à une expédition qui se proposerait d’explorer la Terre du Roi Édouard VII vers le sud. Les bagages sont ensuite chargés. Le soir venu, tout est prêt pour le départ. Ce travail ne pressait pourtant pas, le lendemain devant être également jour de repos. Mais, sous ces latitudes, il est sage de profiter du beau temps quand il vient. Sait-on jamais combien il durera ?

24 octobre. — Rien d’intéressant. Les hommes dorment tout leur saoul et les chiens bâfrent à bouche-que-veux-tu. En vue des efforts futurs, les uns et les autres prennent des forces. Pendant que tout le monde repose, examinons le contenu de nos traîneaux. Celui de Hansen se trouve en tête, ensuite viennent les véhicules de Wisting, de Bjaaland et d’Hassel, tous chargés d’approvisionnements[1].

Après le matériel afférent et le poids de chaque véhicule, cela fait près de 400 kilogrammes par attelage. Celui de Hansen, qui porte le compas de route, n’a pour cette raison que des câbles en aluminium ; il n’est pas muni de compteur. Les trois autres traîneaux ont une boussole et un compteur horométrique. En fait d’instruments, nous emportons deux sextants et trois horizons artificiels, deux en glace, le troisième au mercure, un hypsomètre, deux baromètres anéroïdes, quatre thermomètres, deux jumelles, cinq montres, dont trois de torpilleurs, en outre, une petite pharmacie de voyage et une abondante mercerie. La boîte de chirurgie contient simplement une pince de dentiste et une tondeuse pour la barbe. Nous emportons une petite tente de réserve pour le cas où un groupe devrait battre en retraite, deux Primus et 102 litres de pétrole répartis sur 3 traîneaux. Chaque homme possède un petit sac pour ses rechanges et ses carnets de notes. Au début, nous avions des sacs de couchage doubles.

La distance entre le 80° et le 82° de latitude sud sera couverte à raison de 28 kilomètres par jour. Nous pourrions marcher deux fois plus vite, mais il ne s’agit pas de nous livrer à une course. Comment les chiens marcheront-ils maintenant que les traîneaux sont lourdement chargés ? Nous ne doutons pas qu’ils ne réussissent à haler ces charges, toutefois nous ne nous attendions guère à ce qui arriva.

25 octobre. — Départ du dépôt du 80° parallèle par temps clair et doux, avec brise légère du nord-ouest. Devant marcher en éclaireur, je me place à quelques mètres en avant du traîneau de Hansen. Un dernier coup d’œil sur le camp que nous abandonnons. « Paré partout ; en avant, marche ! » et je file à toute vitesse. À peine ai-je eu le temps de me reconnaître que je suis renversé. En un clin d’œil, l’attelage de tête m’a rejoint. Dans le remue-ménage que cause ma chute, fort heureusement les chiens s’arrêtent ; j’échappe ainsi à tout dommage. Grande est ma colère ; je me garde bien cependant de la laisser voir, elle n’aurait d’autre résultat que d’augmenter l’hilarité générale. D’ailleurs, je ne puis m’en prendre qu’à moi-même de ma piteuse aventure. Pourquoi ne suis-je pas parti avec une avance suffisante ? Je change alors de place et me mets à l’arrière-garde. Une fois l’ordre rétabli, l’équipage de Hansen détale comme une flèche, suivi des trois autres. Mes camarades montés sur leurs skis se font traîner derrière leurs véhicules.

J’ai toutes les peines du monde à suivre ; pensant que l’ardeur des chiens se calmera bientôt, je tiens bon. En une heure, les chiens couvrent 10 kilomètres. D’un pareil train j’en ai assez, et je m’installe sur le traîneau de Wisting. Je gardai ensuite cette place jusqu’au 85°5 de latitude sud ; je parcourus ainsi 550 kilomètres sans la moindre fatigue. Non, en vérité, jamais auparavant je n’aurais pensé pouvoir accomplir une partie du voyage vers le Pôle Sud, confortablement assis en traîneau. Ce résultat est dû à l’incomparable maîtrise de Hansen. Il tient en main la meute d’une manière remarquable ; tout entière elle reconnaît son autorité, sachant qu’à la moindre faute le châtiment ne se fera point attendre. Naturellement, de temps à autre, chez ces animaux à moitié sauvages, la nature reprenait ses droits, mais le sévère rappel à l’ordre qui suivait immédiatement rétablissait la discipline tout de suite et pour longtemps. Les étapes sont pour ainsi dire enlevées ; par suite, chaque jour le camp est établi très tôt. Dès le lendemain 26 octobre, les énormes séracs aperçus lors de nôtre deuxième expédition pour établir les dépôts entre le 81° et le 82° de latitude, sont en vue à l’est.

L’expérience nous a prouvé l’utilité des cairns en neige pour retrouver aisément son chemin au milieu de ce grand désert blanc. Aussi bien continuerons-nous à jalonner notre itinéraire de ces monticules. La route de retour se trouvera ainsi en quelque sorte tracée, et la retraite d’autant plus facile. En tout, nous avons élevé 150 de ces cairns, hauts de 2 mètres ; pour leur construction, nous n’avons pas employé moins

  1. Voici la composition des différentes caisses sur chaque traîneau :
    Contenu. Poids brut.
    Caisse no 1. — 5 300 biscuits.
    50 kilog.
    Caisse no 2. — 112 rations de pemmican pour les chiens. 11 sacs de lait en poudre, de chocolat et de biscuit.
    77
    Caisse no 3. — 124 rations de pemmican pour les chiens. 10 sacs de lait en poudre et de biscuit.
    73
    Caisse no 4. — 39 rations de pemmican pour les chiens. 86 rations de pemmican pour les hommes. 9 sacs de lait en poudre et de biscuit.
    74
    Caisse no 5. — 96 rations de pemmican pour les chiens.
    55
    Poids net des vivres par traîneau.
    329