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22 octobre. — Au réveil, temps couvert, pas de vue. À peine en marche, chasse-neige si dense que l’on ne voit pas à dix longueurs de traîneau devant soi. Nous voulons arriver ce soir au dépôt ; avec un pareil temps, réussirons-nous à le trouver ? En attendant, marchons. Avant que nous courions le risque de le dépasser, il y a un bon bout de chemin. Au zénith, le ciel est relativement clair ; aussi espérons-nous que la tourmente ne durera pas. Ah ! bien oui, au lieu de mollir, la brise force.

Au traîneau de Wisting est fixé le meilleur compteur. L’expérience nous a montré que ses indications sont très précises. À une heure et demie de l’après-midi, il marque exactement la distance qui sépare du dépôt le campement de ce matin. Hansen, qui possède les meilleurs yeux de toute la bande, est alors invité à examiner l’horizon. Au même instant, on distingue notre magasin à quelques longueurs de traîneau sur notre gauche. À travers la brume, il a l’air d’un palais de glace. Compas et compteurs sont donc exacts. Immédiatement, nous nous dirigeons de ce côté et tout joyeux dressons le camp près de cette cache. Des trois points importants que nous devons toucher au cours de notre marche vers le Sud, nous avons trouvé le premier, et quatre étapes ont suffi pour franchir les 160 kilomètres qui le séparent de Framheim. Maintenant les chiens vont se reposer et bâfrer à discrétion de la viande de phoque. Jusqu’ici, la marche leur a parfaitement réussi. À l’exception d’un seul, tous paraissent très vigoureux.

Les caisses et le matériel sont enfouis sous une épaisse couche de neige entassée par le vent. Nous retirons d’abord la viande et la découpons en énormes tranches pour la meute. Une fois la distribution terminée, avec quelle ardeur travaillent toutes les mâchoires ! Au début règne le calme le plus profond : chacun n’a d’autre préoccupation que de manger. Une fois les estomacs remplis, c’en est fait de la paix et de la concorde. Bien que Hai n’ait pas absorbé la moitié de sa portion, il se jette sur Rap et lui enlève sa part. Naturellement, le larcin suscite le plus bruyant tumulte ; avant que Hansen ait pu arriver pour rétablir l’ordre, le coupable a disparu. C’est une bête magnifique, mais terriblement entêtée. Une fois qu’elle s’est mis quelque chose en tête, impossible de l’en faire démordre. Pendant une halte, j’avais par hasard à donner la pitance à l’attelage de Hansen. Après avoir avalé sa part, Hai s’en vint examiner s’il ne pourrait pas obtenir une portion supplémentaire. Justement, devant lui, Rap mangeait tranquillement. Immédiatement, il lui saute dessus et l’oblige à abandonner son pemmican. J’observai le manège : avant que Hai ait pu s’emparer du dîner de son camarade, je le saisis par la peau du cou et lui administre sur le museau une volée avec le manche du fouet, en m’efforçant d’écarter le pemmican. La chose n’alla pas tout seul. Je dus entamer une véritable lutte, et, à plusieurs reprises, roulai dans la neige avec mon adversaire. Non sans mal, la victoire me resta, et Rap put se remettre à table. Au premier coup reçu sur le nez, tout autre chien eût abandonné la partie ; Hai, lui, ne voulait pas céder… Quel plaisir on éprouve à entrer dans la tente chaude, après toute une journée de vent glacial. Pendant la nuit, la brise vire au nord. Le lendemain matin, de nouveau la tourmente. Toute la neige que le vent a poussée derrière nous revient vers le sud. À quatre pas devant soi, on ne voit rien. Aujourd’hui, peu importe ! Nous devons laisser les attelages souffler ici quarante-huit heures.

LE DÉPÔT DU 82° DE LATITUDE.

Toute la journée dans un sac de couchage, c’est terriblement long. On ne peut toujours causer, non plus qu’écrire ses impressions. Les repas et la lecture seraient des intermèdes très agréables ; mais en une telle expédition, ni les menus ne sont très variés, ni la bibliothèque abondante. La seule ressource est le sommeil. Heureux ceux qui en pareil cas peuvent faire le tour du cadran !

Dans la journée, le vent ayant faibli, nous installons un nouveau dépôt à la place de l’ancien. Nous y laisserons trois équipements complets de traîneau qui nous sont inutiles. Peut-être l’escouade de l’Est