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une énorme crevasse. Évidemment, nous sommes venus trop dans l’est ; donc je fais aussitôt incliner vers l’ouest. En même temps, je chausse mes skis et, empoignant une corde attachée à un traîneau, je me fais traîner. Peu de temps après, dans une éclaircie, nous apercevons un des pavillons qui jalonnent la route ; tout de suite, nous gouvernons dans cette direction. Que de souvenirs s’attachent à cette localité ! Dans notre précédente excursion, nous y avons terriblement souffert du froid. Longueur de l’étape : 37 kilomètres ; pour un début, ce n’est pas mal.

LA PLACE DU DÉPART.

Le camp est établi près de ce jalon. N’ayant plus qu’une seule tente, l’établissement du bivouac ne sera pas aussi long que dans nos expéditions antérieures. En effet, l’abri est dressé en quelques instants, et tout est installé rapidement, comme si depuis longtemps nous étions entraînés à cet exercice. La tente est suffisamment spacieuse pour nous tous et le matériel nécessaire. Pendant le voyage au Sud, constamment nous suivîmes le même ordre dans l’établissement du campement. Dès que la caravane a fait halte, on s’occupe d’abord de monter la tente. Wisting se glisse sous la toile et enfonce le bâton, tandis que les autres tendent les cordes ; une fois l’abri en place, j’apporte les effets de campement, les ustensiles de cuisine, et les dispose à leur place habituelle. J’allume le Primus et remplis de neige la marmite. Pendant ce temps, les autres distribuent la pitance aux chiens et leur donnent ensuite la liberté. Les attaches sont enlevées à tous les skis et enfermées dans une caisse ou suspendues aux patins fichés debout dans la neige et amarrés à l’avant des traîneaux. À tous les points de vue, la tente est parfaite. Sa couleur sombre amortit la lumière, et son intérieur laisse une impression très agréable.

20 octobre. — Dans la nuit, coup de vent d’est ; vers le matin, il mollit : à dix heures nous pouvons partir. À peine en route, la brise reprend avec plus de force et fait tourbillonner la neige en masses épaisses. Nous n’en avançons pas moins rapidement le long de la piste jalonnée de pavillons. Après une étape de 31 kilomètres, nous arrivons à un cairn de neige élevé au commencement d’avril dernier, et qui est encore aujourd’hui très solide. Ces pyramides résistent donc aux tourmentes ; à la suite de cette expérience, nous décidons de jalonner de ces monticules toute notre route jusqu’au Pôle, afin d’assurer le retour. Dans la journée, la brise descend au sud-est ; elle est toujours très fraîche ; le chasse-neige a toutefois cessé. Température : −24°,2. Ce n’est pas un grand froid ; néanmoins, quand on marche dans le vent, on le sent.

Le soir, vers la fin de l’étape, retrouvé nos anciennes traces ; quoique remontant à six semaines, elles sont encore très nettes. N’ayant aperçu aucun de nos repères durant ces dernières heures, nous nous félicitons de cette rencontre, d’autant qu’un endroit dangereux, situé à 75 kilomètres environ de la station, ne doit plus être loin.

21 octobre. — Brume épaisse ; avec cela, forte brise de sud-est et chasse-neige. On y voit à peine à quelques pas, et nous approchons de la partie disloquée du glacier ! Pour essayer d’éviter cette zone dangereuse, nous venons dans l’est. Un dernier coup d’œil sur le bivouac pour nous assurer que nous n’y laissons rien, et en route ! Toujours un temps abominable. Le ciel nous envoie des averses de neige, tandis que le vent nous lance à la figure d’épais tourbillons qu’il soulève sur le sol. De l’arrière, la tête de la colonne est à peine visible. Bjaaland forme l’avant-garde.

Nous avions déjà passé plusieurs crevasses pas très larges, lorsque tout à coup le premier traîneau enfonce. Son conducteur réussit à se dégager, en saisissant les traits de son véhicule. Quelques instants après, le traîneau s’enfonce et disparaît. Bjaaland a eu le temps de prendre un bon point d’appui sur la neige et son attelage demeure, lui aussi, agrippé. Quoi qu’il en soit, le véhicule descend de plus en plus dans le trou. Tout cela s’est passé en quelques secondes. « Je vais tout lâcher, crie notre camarade ; » au même