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leurs attelages et s’assurer que, parmi leurs bêtes, il n’y a pas de tire-au-flanc. Constamment ils ont à ouvrir l’œil pour éviter que leurs traîneaux ne chavirent au passage de quelque aspérité du sol. C’est que ce n’est pas drôle de relever un véhicule pesant dans les 400 kilog.

À partir du point où nous avons pris pied sur la Barrière, cette plaine s’élève en pente très douce, et, après un léger boursouflement, devient absolument plane. Sur ce renflement, nous faisons halte. Nos camarades ont disparu ; dans le lointain on voit encore le Fram, encadré de glaces éblouissantes. Reverrons-nous jamais nos camarades ? Et si nous les retrouvons, quelle sera alors la situation ? Dans l’intervalle, le navire doit traverser l’Océan, et nous, escalader des régions glacées inconnues ; pendant ce temps que d’événements peuvent survenir !… Tout là-bas le pavillon national flotte glorieusement au haut du mât. La vision lointaine de ce morceau d’étoffe est comme le dernier salut de la patrie.

Maintenant nous sommes en route vers le Sud. Le premier contact avec la Barrière est singulièrement intéressant. Cette partie du glacier est vierge de pas humains, et notre équipement n’a pas encore été mis à l’épreuve. Quel terrain allons-nous rencontrer ? Sera-ce toujours cette plaine sans fin et sans obstacle ? Ou bien verrons-nous se dresser devant nous d’insurmontables difficultés ? Avons-nous eu raison de mettre toute notre confiance dans les chiens ou n’aurions-nous pas mieux fait d’emmener des rennes, des poneys, des automobiles, des aéroplanes ? Heureusement la piste est excellente ; les chiens trouvant un très bon point d’appui sur une mince couche de neige molle, filent par suite très rapidement.

Les circonstances atmosphériques laissent par contre à désirer pour une expédition sur une terre inconnue. Si la température est douce et l’air calme, en revanche la lumière est mauvaise. Une légère buée enveloppe le paysage et une lumière diffuse confond ciel et glacier dans une même grisaille uniforme. Cette buée, sœur cadette de la brume, rend la marche fort désagréable. Il ne se produit aucune ombre ; par suite, impossible de distinguer les mouvements du terrain. Aussi à chaque instant l’éclaireur de la colonne tombe ou fait des efforts désespérés pour garder son équilibre. Les conducteurs sont plus favorisés ; en cas de besoin, ils peuvent se retenir à leur traîneau. Eux aussi doivent observer les inégalités de la piste pour empêcher leurs véhicules de chavirer. Cette lumière est très pénible pour les yeux ; après une étape par un temps pareil, les cas d’ophtalmie des neiges sont fréquents. Ces affections sont dues non seulement aux efforts continuels que l’on fait pour voir, mais encore à la négligence. Trop souvent, afin de mieux distinguer le terrain, on enlève ses conserves pendant quelques instants, et cela suffit. Au cours de nos longues randonnées nous n’éprouvâmes que quelques atteintes légères de cette affection douloureuse.

L’ophtalmie des neiges présente un point commun avec le mal de mer. Demandez à un homme s’il a le mal de mer, neuf fois sur dix il vous répondra : « Non, pas du tout ; je souffre simplement de crampes d’estomac. » De même après l’étape un homme a-t-il les yeux injectés de sang interrogez-le à ce sujet, il s’écriera d’un air offensé : « Moi ? mais je ne suis pas atteint d’ophtalmie ; j’y vois très bien ! J’éprouve seulement une légère gêne dans un œil. »

Sans le moindre effort, nous couvrons 28 kilomètres.

Nous avons deux tentes, une pour deux hommes. Construites pour trois, elles se trouvent trop petites pour quatre. Afin d’économiser le combustible, la cuisine n’est faite que dans une seule. La température n’est pas assez froide pour qu’il soit utile de chauffer nos abris.

LE CAP MANHUE (FRONT DE LA GRANDE BARRIÈRE DEVANT LA BAIE DES BALEINES).

Pendant cette première expédition, comme pendant celles qui furent entreprises par la suite pour installer d’autres dépôts, les préparatifs de départ le matin furent beaucoup trop longs. Bien que levés dès quatre heures, nous ne nous ébranlions qu’à huit. Je pressais mon monde sans résultat. Actuellement, cela n’offre aucun inconvénient, mais dans la marche vers le Pôle, il faudra être plus expéditif.