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bêtes hurlent et sautent de droite et de gauche, entremêlant leurs traits, c’est un sabbat du diable : enfin, après de rudes corrections, un peu d’ordre est remis parmi l’attelage, et, aussitôt, l’ordre de départ est donné. Ah ! bien oui, à peine les chiens ont-ils fait quelques pas que, tous ensemble, comme au commandement, ils se couchent par terre et refusent de bouger. Leur attitude témoigne d’un profond étonnement. Depuis plus de six mois, n’ayant fait que boire et manger sans jamais travailler, ces animaux ne comprennent pas que cette période de repos est définitivement close et qu’une nouvelle ère s’ouvre pour eux. Les fouets claquent, mais, au lieu de partir à fond de train, les bêtes se lancent les unes contre les autres et entament une bataille rangée. Moi, si fier de ma cavalerie, elle m’expose, dès sa première sortie, à une cruelle mortification. À force de corrections et de cris, et en poussant nous-mêmes les traîneaux, nous réussissons enfin à mettre l’attelage en mouvement. À coup sûr, cette première marche n’eut rien de triomphal.

LE DÉCHARGEMENT DU « FRAM » À LA BAIE DES BALEINES.

Entre le Nelson et le Rönniken, à 2 200 mètres de la mer, une grande tente pour seize hommes est dressée, la première que nous établissons sur la Barrière. Autour, un câble d’acier est tendu en triangle de 50 mètres de côté pour mettre au piquet toute la meute. Ensuite, nous installons une seconde tente, aussi spacieuse que la première, dans la cuvette, sur l’emplacement choisi pour nos quartiers. Après examen des lieux, il est décidé que la maison sera orientée est-ouest, la porte tournée dans cette dernière direction. L’avenir nous prouva le choix judicieux de cette situation. Les vents dominants soufflèrent, en effet, de l’est. Cela fait, nous revenons à bord, non sans avoir jalonné l’itinéraire suivi de grandes taches noires de quinze en quinze pas. Grâce à cette précaution, quel que soit le temps, il sera aisé de retrouver son chemin entre les deux tentes, et entre la plus basse et la mer. Du site de l’habitation au mouillage, la distance est de 4 kilomètres.

16 janvier. — Le travail est en pleine marche. Quatre-vingts chiens amènent à la première tente du matériel et des approvisionnements, et vingt autres conduisent au quartier d’hiver des charges non moins lourdes. Cela ne va pas tout seul. À plusieurs reprises, des tentatives de rébellion se manifestent ; pour remettre les mutins dans le droit chemin, plus d’un de nous mouille sa chemise. Seulement, de haute lutte, nous l’emportons. Pauvres bêtes, que de coups de fouet elles reçoivent !

Dès cinq heures du matin, le réveil sonne. Pendant cette période, longues sont les journées de travail ; rarement, avant onze heures du soir, les feux sont éteints. Quoi qu’il en soit, ce labeur excessif ne nous semble pas trop rude. Tous nous avons hâte que le Fram puisse reprendre la mer. La situation du navire dans le port n’est pas des meilleures. À chaque instant, la glace à laquelle il est amarré, se brise ; par suite, à tout moment, il devient nécessaire de changer de place. À part cet inconvénient, le mouillage n’est pas mauvais. De temps à autre, la houle se fait bien sentir et engendre des chocs désagréables, mais non dangereux. Dans la baie, le courant portant toujours en dehors, les icebergs se trouvent entraînés vers le large.

L’équipage du Fram a pour mission de sortir de la cale le matériel et les approvisionnements et de les déposer sur la banquise, et l’escouade de terre, celle de charger ces monceaux de caisses et de barils. Le travail s’accomplit avec une régularité si parfaite, que rarement les travailleurs du bord ont à attendre le retour des traîneaux ou vice versa. Pénible est pourtant, les premiers jours, la tâche des terriens avec leurs attelages indociles ; il leur faut sans répit courir après eux pour les maintenir dans le droit chemin, et sans cesse crier et hurler, si bien que quelques-uns d’entre nous en demeurent aphones durant quelque temps.

17 janvier. — Encore aujourd’hui une date mémorable dans l’histoire de l’expédition. On commence les fondations de la maison. Si terrifiantes sont les descriptions des tempêtes de l’Antarctique que, pour assurer