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se prélassent sur la banquise ; encore une heureuse chance ; avec de si abondantes ressources en boucherie, nos chiens sont assurés d’une florissante santé.

Une demi-heure après avoir quitté le bord, nous voici au pied de cette fameuse Grande Barrière qu’auréolent les mystères de la légende. Depuis Sir James Ross, qui la découvrit en 1841, tous les explorateurs n’en ont parlé qu’avec une sorte de respect mêlé de crainte, comme d’une chose étrange et redoutable. Gagné par la contagion de toute cette littérature, depuis longtemps je songeais avec anxiété aux surprises que pouvait nous réserver ce glacier extraordinaire. Comment passerions-nous de la banquise sur cette mer de glace terrestre ? Que de fois cette pensée m’a hanté ! Peut-être la Grande Barrière se termine-t-elle par une formidable falaise qu’il nous faudra gravir avec des crampons ! Peut-être se trouve-t-elle séparée de la glace marine par une large et dangereuse crevasse qui nous obligera à de longs et pénibles détours ! Ah ! bien oui, un, deux, trois ! un petit saut en hauteur, et nous voici sur la Barrière. Du premier coup le charme est rompu. Ici, le terrible glacier se termine tout simplement sur la mer par un modeste talus de 6 à 7 mètres de haut, et l’intervalle entre ce petit escarpement et la banquise se trouve rempli par une bonne couche de neige formant un plan incliné. On n’eût pu souhaiter passage plus aisé.

Une fois sur la Grande Barrière, nous explorons attentivement l’horizon suivant un petit val entre deux monticules formés par la pression de la glace contre une aspérité du sous-sol. À l’un, nous donnons le nom de Mont Nelson ; à l’autre, celui de Mont Rönnicken. Le terrain qui sépare ces deux mamelons est plat ; donc aucune convulsion du glacier à redouter ; de plus, de ce point, le Fram est visible. En présence de tous ces avantages, ma résolution est prise : c’est ici que nous installerons les chiens,

Plus au sud, après une petite dépression, nous rencontrons une grande plaine entourée de tous côtés de monticules, une sorte de vaste cuvette. Cette enceinte donne une impression de paix et de repos ; on doit y être à l’abri et en sûreté. Aucune crevasse, pas d’autre accident que de petites protubérances. À tous cette localité paraît réunir les conditions désirables pour l’érection de la station d’hivernage, et, d’un commun accord, il est décidé que la maisonnette sera bâtie ici. Sur l’emplacement choisi, nous enfonçons un bâton, et, joyeux, nous rallions rapidement le Fram. À bord, l’heureux résultat de notre reconnaissance cause une satisfaction générale. Tous, nous nous attendions à être obligés d’installer la station très loin de la mer, par suite, à être astreints au laborieux traînage de notre pesant matériel. Cette fatigue nous sera épargnée…

Une soirée magique. Le soleil luit très haut dans le ciel ; en même temps cette terre toute en glace réverbère une lueur blanche très intense, pareille à un reflet d’astre éteint. Autour du navire, une mer d’un bleu très léger, passant plus loin à une tonalité foncée très dure. Vers le sud, une impression de jour étrange, pendant que, dans le nord, le ciel sombre donne une sensation de nuit. Cette lumière de rêve éclaire de mystérieuses régions ; pour déchirer le voile impénétrable qui les enveloppe, nous sommes prêts au sacrifice de nos vies.

UN VIEIL HABITANT DE L’ANTARCTIQUE.

Le lendemain, un dimanche, même beau temps. De repos hebdomadaire, il ne saurait être question. L’équipage a été partagé en deux escouades : celle du bord et celle de la terre. La première se compose de Nilsen, Gjertsen, Beck, Sundbeck, Ludv. Hansen, Kristensen, Rönne, Nödtvedt, Kutschin et Olsen, en tout, dix hommes. L’autre comprend, outre le chef de l’expédition, Presterud, Johansen, Helmer Hansen, Haasel, Bjaaland, Stubberud, Lindström, soit huit hommes. Six d’entre nous s’installeront entre le Nelson et le Rönniken, pendant que les deux charpentiers Bjaaland et Stubberud commenceront immédiatement le montage de la maison.

Un traîneau attelé de huit chiens est chargé de 300 kilog. de matériel et d’approvisionnements. Les