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permet de continuer à nous laver et à faire la lessive. Si pendant quelques semaines nous éprouvons des inquiétudes à l’endroit de notre provision d’eau, ces craintes sont bientôt dissipées, la réserve embarquée dans la baleinière ayant duré près de deux fois plus de temps que nous ne l’avions escompté. En cas de disette nous aurions relâché dans un des nombreux archipels situés sur notre route.

Depuis plus d’un mois et demi, les chiens sont restés à l’attache. Ce régime les à rendus si obéissants que nous leur donnons la liberté. Ce changement leur sera très agréable et leur fera du bien, sans compter que le spectacle de leurs ébats apportera une distraction à la monotonie de notre existence.

Avant de lâcher les captifs, il est indispensable de les désarmer. Sans cette précaution, immédiatement une bataille s’engagerait et se terminerait par une mort ou deux. Donc chaque chien est solidement muselé. L’opération terminée, aucun ne bouge ; tous semblent avoir renoncé à l’idée de quitter la place qu’ils occupent depuis si longtemps. Après un instant de réflexion, l’un d’eux s’enhardit pourtant à faire quelques pas. Le spectacle de sa liberté réveille ses voisins, et incontinent ils se précipitent sur le promeneur, heureux de cette occasion de pouvoir enfin planter leurs crocs dans la chair de leur prochain. Ils avaient compté sans les muselières : quelques touffes de poils furent les seuls trophées de cette violente attaque. Ce n’était qu’une escarmouche ; une fois le branle donné, la bataille devint bientôt générale. Durant deux heures, des hurlements épouvantables accompagnèrent de terribles mêlées. Les poils volaient, mais les peaux restaient intactes. Cet après-midi-là, les muselières sauvèrent nombre d’existences.

Le combat est le plaisir favori des chiens eskimos. Le mal ne serait pas grand s’ils n’avaient l’habitude de se concerter pour tomber sur une bête isolée, choisie comme victime. Si on les laissait libres, ils ne lâcheraient leur pauvre proie qu’après l’avoir tuée. Des chiens de grande valeur peuvent ainsi passer de vie à trépas en quelques minutes,

RÖUNE RÉPARE DES CÂBLES.

Nous nous efforçâmes de faire perdre à nos élèves cet amour de la bataille, et ils comprirent vite que ce genre de divertissement ne nous était pas agréable. Nous avions, il est vrai, à lutter contre une sorte d’instinct, et il eût été vain de croire que la discipline dompterait les habitudes ataviques. Les chiens restèrent en liberté jusqu’à la fin du voyage : on les attachait seulement aux heures des repas. Naturellement ils allaient se blottir dans tous les coins et recoins du navire ; ainsi souvent, le matin, on ne voyait plus une bête sur le pont ; toutes étaient cachées dans des trous et des encoignures. Naturellement, elles se faufilaient partout où nous n’avions que faire d’elles. Plusieurs profitèrent de l’ouverture des écoutilles pour sauter dans les cales ; une chute de 7 m. 50 les laissait indifférentes. Un chien réussit même à se glisser dans la machinerie, bien que l’accès en fût très difficile.

Après les premières batailles, le calme s’établit. Les champions de la lutte manifestaient une sorte de honte et de désappointement devant l’inutilité de leurs efforts. À leurs yeux, le sport perdait d’ailleurs son principal attrait du moment qu’ils ne pouvaient plus goûter au sang de leurs adversaires.

Les relations des chiens ne revêtent pas toujours ce caractère d’hostilité ; entre eux naissent souvent des affections, parfois si fortes que deux amis ne peuvent vivre l’un sans l’autre. Avant de donner la liberté à nos passagers, nous avions remarqué l’air triste et malheureux de plusieurs d’entre eux. Le jour où ils furent libres, nous découvrîmes que cette mélancolie provenait simplement de ce qu’ils se trouvaient séparés d’amis très chers, placés dans une autre partie du pont. Nous mîmes aussitôt à profit cette indication pour grouper dans un même attelage les animaux qu’unissait une vive affection.

… Lentement, mais sûrement, nous avançons dans le Sud, et progressivement la température rentre