Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 19.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’opinion publique ? Plus tard, nous sûmes qu’à cet égard les avis avaient été partagés. En ce moment, ce sujet ne saurait nous préoccuper. Mon frère est chargé d’annoncer notre résolution ; j’avoue ne pas lui envier cette mission. Nous lui serrons tous la main, et à son tour il pousse du bord. Nos relations avec le monde extérieur sont coupées pour longtemps ! Désormais, nous n’avons plus à compter que sur nous-mêmes. Pas la moindre émotion, pas trace de cette tristesse qui accompagne toujours les séparations. Les hommes rient et plaisantent. Nous mettons à la mer pour notre long et périlleux voyage avec la même insouciance que si nous partions pour une croisière de plaisance.

Une fois sorti de la rade, le Fram, couvert de toile, file rapidement vers le Sud, poussé par l’alizé de nord-est. Après les étouffantes journées passées au mouillage, cette brise délicieuse cause une sensation exquise de bien-être. Les chiens, qui ont sans doute trouvé le séjour de Funchal un peu trop chaud, saluent l’arrivée de la fraîcheur par un concert. Eux aussi doivent avoir leur part de l’allégresse générale ; pour cette fois, nous les laissons donc se livrer à leur manifestation favorite.

Le lendemain matin, en montant sur le pont, j’ai l’impression d’être accueilli avec encore plus de cordialité que d’habitude ; je ne vois que des visages souriants. Mes camarades s’amusent surtout de n’avoir pas deviné plus tôt mes intentions. « Ces chiens, cette cabane avec sa cuisine et son mobilier complet, s’écrie l’un. Comment ai-je été assez naïf pour ne pas m’en douter ? Est-ce que cela pouvait servir au cours d’une dérive sur un bateau rivé à la banquise ? » Je console ceux qui s’accusent le plus bruyamment en essayant de leur prouver que leur défaut de perspicacité a servi la cause de l’expédition. Les officiers auxquels j’avais confié mes projets ne sont pas les moins heureux d’être relevés du secret. Désormais, ils peuvent parler sans crainte de commettre une indiscrétion.

Le nouveau programme de l’expédition constitue un sujet de conversation inépuisable. Grâce à l’intérêt qu’excite la nouvelle entreprise, notre longue navigation s’écoulera rapidement. Un grand nombre de mes collaborateurs ont passé de longues années dans l’Arctique ; en revanche, ils ne savent rien de l’Antarctique. Seul, j’ai fait campagne dans la zone polaire australe, en qualité de lieutenant à bord de la Belgica ; en outre, peut-être un ou deux hommes de l’équipage ont-ils aperçu un iceberg dans les parages du cap Horn. Mes compagnons ne connaissent rien non plus de l’abondante littérature antarctique publiée dans ces dernières années. D’ailleurs, pourquoi se seraient-ils adonnés auparavant à cette étude ? Maintenant, les conditions sont différentes. Je considère comme une impérieuse nécessité que chaque homme soit au courant des explorations antérieures. C’est le seul moyen de nous familiariser d’avance avec les difficultés contre lesquelles nous aurons à lutter. Dans ce dessein, j’ai emporté une bibliothèque très complète, comprenant toutes les relations de voyages antarctiques depuis Cook et James Ross jusqu’au commandant Scott et à Sir Ernest Shackleton. Ces divers ouvrages furent lus avec avidité, surtout les deux derniers. Les livres de Scott et de Shackleton, d’une lecture très attachante et accompagnés d’une magnifique illustration, furent particulièrement demandés. Si l’éducation théorique de mes collaborateurs est activement poussée, la pratique n’est point négligée non plus. Pendant la traversée de la zone des alizés, la direction et la force du vent demeurant constantes, le nombre des hommes de quart peut être réduit sans inconvénient et les spécialités du bord employées à la mise en état du matériel d’exploration.

UNE OPÉRATION CHIRURGICALE.

Quoique, avant le départ, les précautions les plus minutieuses aient été prises pour que les diverses parties de l’équipement soient aussi parfaites et aussi pratiques que possible, une révision complète n’en est pas moins nécessaire. On n’en a jamais fini avec un matériel aussi compliqué que le nôtre ; on découvre toujours quelque perfectionnement à y apporter. On verra ultérieurement que les préparatifs de la marche