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chien embarqué, l’ancre est aussitôt levée et maintenant, en route pour l’Antarctique, un voyage de 16 000 milles !

Pendant toute la traversée de la mer du Nord, un temps magnifique. Grâce à cette heureuse circonstance, l’acclimatation de la meute à son nouveau milieu se trouve singulièrement facilitée. Que n’a-t-on pas dit avant le départ ? Qu’elle serait enlevée par les lames, qu’elle succomberait aux ardeurs du soleil des tropiques, que nous ne pourrions la nourrir, etc. Le succès de notre entreprise dépend de l’état dans lequel les chiens arriveront sur le théâtre des opérations. Dès le début, je me préoccupe donc d’assurer leur bien-être. En premier lieu, la troupe est divisée en groupes de dix têtes, et chaque groupe confié à un ou deux hommes qui en prendront la charge et la responsabilité. La distribution de la pitance n’est pas une petite affaire ; elle n’exige rien moins que la présence de tout l’équipage ; par suite a-t-elle lieu au moment du changement de bordée. Manger à sa faim est l’idéal du chien eskimo, et le meilleur moyen de trouver le chemin de son cœur est de lui donner un morceau de viande. Sur ce principe est réglée toute notre conduite à l’égard de nos pensionnaires ; le résultat de cette politique fut excellent, et, au bout de quelques jours, toutes les escouades étaient dans les meilleurs termes avec leurs gardiens respectifs.

Le régime de la chaîne n’était point du goût des chiens ; leur tempérament est beaucoup trop ardent pour s’en accommoder. Mais il serait dangereux de leur accorder la liberté avant que leur éducation ne soit plus complète. S’il est aisé de gagner leur affection, les éduquer est plus difficile. La satisfaction de ces animaux est touchante quand nous nous occupons d’eux. L’entrevue du matin est particulièrement cordiale. Dès que leurs maîtres font leur apparition sur le pont, ils expriment leur joie par un chœur de hurlements ; ils demandent toutefois davantage et ne se montrent heureux qu’après avoir été caressés. Si dans cette visite on en oublie un, immédiatement celui-ci manifeste des signes évidents de mécontentement.

RÖUNE SE SENT PLUS EN SÛRETÉ QUAND LES CHIENS SONT MUSELÉS.

De jour en jour leur acclimatation à bord devient plus complète ; dès maintenant nous entrevoyons l’espoir de les débarquer tous en bonne santé sur la Barrière. Ce résultat pourra être obtenu par une nourriture copieuse et de bonne qualité. Leur alimentation se compose principalement de poisson sec ; pour la varier, trois fois par semaine, on leur sert une soupe faite de poisson haché, de suif et de farine de maïs. Ce plat a toutes leurs préférences. Promptement ils apprennent à connaître les jours où on le leur distribue, et, dès qu’ils entendent le cliquetis des gamelles, ils poussent de tels hurlements de joie qu’il devient impossible de s’entendre.

À mesure que je fais plus ample connaissance avec mes collaborateurs, je suis de plus en plus convaincu que tous accepteront avec enthousiasme de partir pour l’Antarctique, lorsque, après avoir quitté Madère, je leur dévoilerai mes projets. J’ai hâte d’arriver le plus tôt possible à cette escale. Cela sera si bon de pouvoir enfin parler ! Il n’est ni amusant, ni facile de garder un secret, surtout à bord d’un navire, où l’on vit les uns sur les autres. Dans nos conversations quotidiennes, tout naturellement on discutait au sujet des difficultés qui nous attendaient autour du cap Horn. Si les chiens franchissent une première fois les tropiques sans encombre, disait l’un, il est douteux que la chance nous soit aussi favorable dans le Pacifique, et de tout ainsi. L’obligation de peser tous mes mots me cause une véritable fatigue. Encore si j’avais affaire à des novices ; mais la plupart de mes compagnons ont passé des années dans les régions polaires, par suite la moindre allusion eût suffi pour leur révéler tout le plan de campagne.

Le 5 septembre à dix heures du soir, nous relevons le feu de San Lorenzo, sur la petite île de Foca, voisine de Madère, et le lendemain nous mouillons en rade de Funchal. À peine l’ancre est-elle tombée que la Santé arrive, représentée par un petit monsieur plein d’importance. Parvenu à la coupée, à la vue de