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rapidement. Notez que, dans ce cas, il s’agissait de pemmican préparé pour nous, par suite d’excellente qualité.

À une heure un quart du matin, nous partons, après un somme de quelques heures seulement. Il faut profiter de cette belle clarté ; par expérience nous savons que dans cette région le temps est très variable. Du cairn près duquel nous avons campé au dépôt de la Boucherie, la distance est seulement de 22 kilomètres. Dans cet intervalle, deux signaux seulement ont été érigés ; il nous avait semblé impossible de commettre au retour une erreur de direction. C’est pourtant ce qui arriva.

Grâce aux bons yeux de Hansen nous relevons successivement les deux cairns ; mais nous ne reconnaissons pas du tout les montagnes voisines. Comme je l’ai déjà raconté, lorsque nous avions atteint le camp de la Boucherie le 20 novembre, le temps nous avait semblé clair. J’avais alors relevé la route que nous avions suivie pour parvenir sur le plateau, et j’en avais transcrit une description minutieuse dans mon carnet. Le dernier cairn dépassé, alors que nous croyions approcher du dépôt, impossible de nous reconnaître ! Le 20 novembre, nous avions vu de hautes montagnes à l’ouest et au nord, mais à une grande distance. Or, aujourd’hui, dans cette partie de l’horizon d’énormes crêtes se dressent tout près de nous. J’ai l’impression de voir ce paysage pour la première fois.

Nous avons parcouru les 27 kilomètres qui nos séparaient ce matin du camp de la Boucherie ; de plus, d’après la position des signaux que nous avons laissés en arrière, nous devrions être arrivés. En vérité, cela devient étrange ; dans la direction de la pente gravie à la montée nous voyons maintenant le versant d’une montagne complètement inconnue et inaccessible à la descente. Seulement au nord-ouest, paraît exister une dépression vers la Barrière que nous apercevons à une très grande distance.

Tandis que nous discutons la situation : « Hé, là-bas ! s’écrie Hansen, quelqu’un est déjà passé par ici. — Oui, interrompt Wisting. — Qu’on me pende si là-bas ce n’est pas le ski brisé que j’ai fiché dans la neige près du dépôt. » Je braque la lunette dans la direction indiquée ; en effet, à côté d’un tas de neige, je distingue le ski dressé en l’air. Ainsi, ce fut le débris du patin de Wisting qui nous remit dans le droit chemin. Immédiatement, nous mettons le cap vers le cairn.

Nous avons atteint le dépôt le plus important sur la route du retour. Non seulement il renferme d’utiles approvisionnements, mais encore il indique la position de la pente par laquelle doit s’opérer la descente. Sans ce repère, peut-être la retraite eût-elle été singulièrement laborieuse ! En effet, le plateau ne paraît présenter aucune issue vers la Barrière située en contre-bas. La montagne dont nous avons suivi un replat toute une journée à l’aller est le Fridtjof Nansen. Combien une différence dans l’éclairage modifie l’aspect des montagnes ! Je n’en puis revenir.

En arrivant nous extrayons de la neige les cadavres des chiens qui y sont enfouis, puis nous les découpons en gros morceaux pour régaler les attelages. Devant les dimensions des portions, nos amis à quatre pattes demeurent tout étonnés ; ils ne sont pas habitués à de pareilles largesses. Trois carcasses sont gardées pour leur octroyer plus loin un repas supplémentaire.

SUR LA BARRIÈRE. GLACE DISLOQUÉE PAR LA PRESSION.

Cette fois encore cette région ne nous fut pas hospitalière. Si le temps n’est pas aussi abominable que lors de notre premier passage, il n’est pas précisément agréable. Il souffle une brise très fraîche, par une température de 23° sous zéro. Après la chaleur des derniers jours, elle nous glace jusqu’aux os ; aussi, dès que les chiens ont mangé et que les traîneaux sont chargés, nous filons. Sur la pente, l’allure devient bientôt si rapide que les traîneaux doivent être garnis de freins. À mesure que nous avançons, la dépression au fond de laquelle nous avons à descendre s’ouvre de plus en plus.