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14 décembre. — Temps magnifique. Le déjeuner est rapidement avalé ; les préparatifs du départ ne traînent pas non plus. Chacun a hâte d’arriver. Nous avançons dans l’ordre habituel. Un éclaireur, Hansen, Wisting, Bjaaland et un homme à l’arrière-garde. Vers dix heures du matin, se lève une légère brume de sud-est, et le ciel se couvre. Par suite, impossible d’observer à midi. La latitude estimée est à ce moment 89° 53′. D’un trait, nous allons enlever le reste. À trois heures, la colonne s’arrête. Les compteurs indiquent que depuis la halte de midi nous avons parcouru exactement 7 milles (12 950 mètres). Nous avons donc touché le but. Notre entreprise est accomplie !

Je ne puis dire que j’ai réussi à remplir la mission que je m’étais assignée dans cette vie. Depuis mon enfance, le Pôle Nord a été l’objet constant de mes rêves et c’est le Pôle Sud que je conquiers.…

Aussitôt après avoir fait halte, nous nous adressons de mutuelles félicitations, puis nous procédons à une cérémonie émouvante. Le pavillon national est déployé ; devant l’emblème de la patrie un sentiment de fierté nous saisit ; en même temps nos pensées s’envolent vers le pays aimé, vers cette rude terre de Norvège que nous chérissons. Dans le pénible combat que nous avons soutenu ensemble, tous mes compagnons ont lutté avec une égale énergie et ont exposé leur vie avec le même dévouement ; après avoir été à la peine, tous doivent donc être aujourd’hui à l’honneur. Aussi bien le pavillon sera planté non point par un seul, mais par notre petite troupe tout entière. Par cette manifestation, je veux témoigner ma reconnaissance à mes collaborateurs. Saisissant tous les cinq la hampe, nous élevons le pavillon et d’un seul coup l’enfonçons dans la glace. « Drapeau chéri, emblème de la patrie vénérée, m’écriai-je, nous te plantons au Pôle Sud de la Terre, et cette plaine qui nous entoure, nous la nommons Plateau du Roi Haakon VII, en l’honneur de notre respecté souverain. »

Nous n’avons pas toutefois la prétention d’avoir touché le point mathématique par lequel passe l’axe du globe. Avec le temps et les instruments dont nous disposons, il nous est impossible de déterminer son gisement exact. Nous en sommes à quelques kilomètres à droite ou à gauche, en avant ou en arrière ; cela n’offre d’ailleurs aucune importance. Mais pour éviter toute contestation à ce sujet, nous nous proposons de parcourir autour du camp une circonférence de 18 kilomètres de rayon. N’ayant pu prendre à midi une hauteur méridienne, nous observons à minuit. Résultat : 89° 56′. D’après cela, pour être certain d’avoir encerclé le Pôle, il serait nécessaire de décrire autour du camp une circonférence non pas de 18, mais de 20 kilomètres de rayon. Le temps nous faisant défaut pour parcourir une aussi grande distance, il est décidé qu’un homme poussera à 20 kilomètres en avant, et que deux autres s’avanceront à la même distance perpendiculairement à la direction suivie par le premier. Pour cette mission, je désigne Wisting, Bjaaland et Hassel.

L’observation terminée, nous préparons une tasse de chocolat. Tandis que nous dégustons ce régal, mes hommes m’offrent de partir tout de suite. Dans la journée, ils ont déjà accompli une étape de 30 kilomètres ; une nouvelle course de 40 kilomètres ne les effraye pas. Immédiatement ils commencent leurs préparatifs de départ. Chacun d’eux emporte une notice indiquant l’emplacement de notre camps et enfermée dans un sachet imperméable, et un grand pavillon carré en étoffe sombre, monté sur une hampe haute de 3 m. 60. Ils laisseront le drapeau et le document au point extrême de leur course. L’expédition est périlleuse. Les boussoles des traîneaux sont trop grandes pour être emportées, par suite les éclaireurs devront se guider sur le soleil ; tant qu’il sera visible, aucun danger, mais, dans ce pays, les changements de temps sont si brusques et si fréquents ! Il serait vain également de compter sur les traces laissées par les skis pour retrouver sa route. Qu’un coup de vent s’élève en quelques instants elles seront oblitérées. Mes trois camarades ont une trop grande expérience pour ne pas se rendre compte du péril de leur mission ; ils ne témoignent cependant d’aucune alarme et sont aussi calmes que s’ils allaient entreprendre une promenade.

À 2 h. 30 du matin, ils partent. Pendant leur absence, chaque heure, Hansen et moi nous prenons des hauteurs solaires. Vers 10 heures du matin, ils sont de retour, après avoir accompli leur mission. Nos nouvelles observations nous placent par 89° 54′ 30″. Je décide donc d’avancer de 10 kilomètres plus loin et d’opérer là une seconde série d’observations. Dans l’après-midi, nous procédons à l’inventaire des provisions. Il nous reste des vivres pour dix-huit jours. Le traîneau de Bjaaland est abandonné ici et ses chiens répartis entre les attelages de Hansen et de Wisting. Nous laissons également à ce camp des caisses vides ; sur l’une j’inscris que le point extrême de notre course est situé à 10 kilomètres dans le nord-ouest.

16 décembre. — De bonne heure nous sommes debout et tout de suite nous partons. Bjaaland marche en éclaireur en tête de la colonne. Derrière lui avancent Hassel, puis les deux traîneaux avec Hansen et Wisting. Je forme l’arrière-garde afin de pouvoir contrôler plus facilement la direction et veiller à ce que la caravane avance aussi droit que possible dans la direction du méridien.

À 11 heures du matin, les 10 kilomètres sont couverts. Du point où nous nous arrêtons, le traîneau abandonné au précédent campement est visible. Tandis que les uns dressent la tente, les autres préparent les observations. Une plate-forme de neige très tassée est dressée pour recevoir l’horizon artificiel, et une seconde moins élevée pour placer le sextant dans l’intervalle des visées. À 11 h. 30, nous prenons la