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de ces terres vierges. Je marche machinalement, plongé dans une profonde rêverie. À quoi songeais-je ? je ne m’en souviens plus ; en tous cas, je suis si absorbé que j’oublie complètement la situation. Tout à coup j’entends des cris, des hourrahs ! Immédiatement, je me précipite pour connaître la cause de cette extraordinaire rumeur. Alors seulement mon rêve se dissipe. La colonne a fait halte, et, en avant des traîneaux le pavillon norvégien claque joyeusement au vent, dans la clarté de l’horizon blanc. 88° 23′ de latitude ! Nous avons dépassé l’extrême point austral que l’homme ait touché. Une émotion violente me saisit ; je pleure comme un enfant. Lorsque j’ai rejoint mes camarades, je presse affectueusement leurs mains. Nos pensées se reportent alors vers l’homme énergique qui, il y a vingt-deux mois, planta le pavillon britannique si près du but, et, du fond du cœur, nous rendons hommage à Sir Ernest Shackleton. Dans l’histoire des découvertes antarctiques, le courage et l’énergie déployés par ce vaillant explorateur lui assurent une place de premier rang.

Nous parcourons ensuite 3 ou 4 kilomètres pour camper par 88° 25′ de latitude. Le temps est meilleur. Maintenant, il fait presque calme, et le thermomètre marque seulement −18°, une température d’été.

8 décembre. — Avant de lever le camp, nous installons ici un dépôt. Les chiens de Hansen, quoique amaigris, sont encore pleins de force ; par contre, ceux de Wisting et de Bjaaland donnent des signes de faiblesse. Donc, nous allègerons ces attelages chacun de 50 kilog. de biscuit et de pemmican. Ces approvisionnements sont, comme d’habitude, entassés sois un haut monticule de neige. Pour les retrouver sûrement à la descente, à partir de ce bivouac nous élèverons des cairns tous les 3 kil. 7. De plus, sur un alignement est-ouest, à droite et à gauche du dépôt, des fragments de caisses peints en noir sont fichés dans la glace à des intervalles de cent pas. Afin qu’elle soit plus visible de loin, la cache est surmontée d’un morceau d’étoffe noire. Après cela, les traîneaux portent encore un mois de vivres. Si donc, par un concours extraordinaire de mauvaises chances, nous manquions ce dépôt au retour, nous pourrions, sans craindre la famine, attendre celui du 86° 21′ de latitude.

La température relativement douce de ces derniers jours a mûri nos « morsures » du froid. La dernière tempête de sud-est nous a particulièrement éprouvés, Wisting, Hansen et moi : nos joues gauches sont couvertes de plaies et de suppurations. Ces plaies nous défigurent complètement. Ce n’est que longtemps après qu’elles guérirent.

9 décembre. — Encore une journée claire. Température : −28°. La plaine glacée est complètement unie. Sur cette surface horizontale, nos cairns sont visibles de très loin, quoique leur hauteur ne dépasse pas un mètre. Depuis le 88° 25′, la neige est peu compacte ; elle a dû tomber par un temps calme. Par suite, il est difficile de la découper en blocs. Jusqu’à une profondeur de 2 mètres, on peut enfoncer un bâton sans rencontrer de résistance. Dans cette région, aucune trace de sastrugi. Le but n’est plus loin : le 14, nous comptons l’atteindre. Dans le 88° 25′, de nouveau le plateau présente une pente vers le sud. Nous avons donc dépassé le point culminant. La latitude observée et la latitude estimée concordent à 2 kilomètres près.

AU PÔLE, HELMER HANSEN FAIT UNE OBSERVATION AU SEXTANT (page 104).

13 décembre. — Latitude observée à midi : 89° 37′ ; latitude estimée : 89° 38′ 5″. Nous parcourons encore 14 kil. 8 et nous dressons ensuite la tente. Latitude estimée du campement : 89° 45′. Dans l’après-midi, averses de neige venant du sud-est. Ce soir, tout le monde est gai et heureux ; la tente est comme remplie, par un air de fête. Un grand événement est, en effet, imminent. De nouveau, le pavillon a été tiré de sa gaîne et attaché au bâton, prêt à être déployé. Pendant la nuit, je me réveille plusieurs fois, impatient et anxieux ; la même impression que la veille de Noël, dans l’attente des cadeaux, lorsque j’étais enfant.