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2 LE TOUR DU MONDE.

33 kilomètres à l’heure. Une journée à Salonique pour faire viser votre passeport turc, le {eskéré, un grand papier à signes cabalistiques, délivré par l’intermédiaire de votre consul, moyennant une douzaine de piastres (2 fr. 50}. À chaque étape, la police vous le réclame, une première fois à l’arrivée, une seconde fois au départ. Enfin une journée pour monter de Salonique à Monastir à l’allure de plus en plus vive de 20 kilomètres à l’heure. Voilà les dix-huit heures quarante-trois minutes de l’indicateur.

Ne vous étonnez pas de ces lenteurs, elles tiennent à des causes multiples : à l’insuffisance du matériel d’abord, qui n’est point muni de freins continus ; à la garantie d’intérêt, encouragement au moindre effort pour la compagnie. Avec cela, le pays est si sûr qu’il est impossible de faire circuler des trains, la nuit. D’Uskub à Salonique et de Salonique à Monastir, il n’est pas une tranchée, pas un pont, pas un tunnel, qui ne soit gardé militairement. Les cantonniers sont armés. La voic est jalonnée de postes d’infanterie campés sous la tente ou sous des gourbis, parfois établis dans un arbre comme dans un miradore. Chaque poste a sa sentinelle, et l’homme au passage du train joint les talons et rectifie la position.

Et puis les locomotives ne doivent pas échapper plus que l’homme à l’influence du milieu. Si distraite que soit l’oreille, quand on n’entend pas le turc et qu’on ne peut comprendre les propos tenus autour de soi, il est un mot cependant qui finit par frapper et qu’on retient inconsciemment, tant il revient souvent.

C’est comme un refrain, un refrain toujours deux fois répété : « Yavach ! Yavach ! » et cela veut dire « Doucement ! Doucement ! » Pour cent fois que vous l’entendrez, vous n’entendrez pas dix fois son contraire : « Tchabouk ! — Vite ! » Tchabouk ! voilà qui est bon pour un Frandji ! mais yavach, pour le policier

qui vise à la gare votre passeport ! yavach, pour le hamal qui porte votre valise ; yavach, yavach, pour les employés chez le vali, pour le postier, à qui vous demandez des timbres, pour le télégraphiste à qui vous remettez une dépêche. Doucement ! doucement ! le temps ne coûte rien, demain est là ! Demain ! yar’n, l’autre mot essentiel de la conversation ! Le Turc écrit à rebours de nous, de droite à gauche. Les maximes de sa sagesse doivent être aussi au rebours des nôtres, et je me persuade, depuis trois jours, que celle-ci doit en renfermer l’essence : Remets toujours à demain ce que tu pourrais faire aujourd’hui.

La prudente lenteur des locomotives, combinée avec la longueur des arrêts, a du moins cet avantage qu’elle permet d’examiner à loisir les gens et le paysage. À chaque station, le train se vide aussitôt arrêté : c’est un rapide « tout le monde en bas ». Les voyageurs de tous types, de tous costumes, de toutes guenilles aussi, sont pourtant d’allure très calme. Ils piétinent devant leur wagon, d’une allure moutonnière, dans le dur caillou du ballast, jusqu’à ce que le chef de train, le fertigdji, comme ils disent si drôlement1, s’approche pour donner le signal du départ. Les conversations ne sont pas bruyantes ; peut-être est-ce parce que les femmes font totalement défaut. Nous avons embarqué cependant, à Velès, le harem d’un commandant, trois petites et grosses

personnes enfouies dans des

voiles blancs et des châles

noirs, traînant des ombrelles,

des oreillers, une valise, des

couvertures, un narghilé, Le

tout fut emballé plus qu’em-

barqué dans un coupé dont

les rideaux, aussitôt abaissés,

n’ont pas été relevés jusqu’à

Salonique.

Mes compagnons n’ont

guère fait attention à cet épi-

sode, occupés qu’ils étaient à

l’achat de leur provision d’eau.

A Commercy, l’on achète des

madeleines ; Soissons vend des

haricots : lpernay offre du

champagne : Velès, bonne mu-

sulmane, offre de l’eau. La tra-

dition veut qu’on luien achète.

Elle l’offre, du reste, en des

cruches délicieuses, de simples

poteries rouges, à peine vernissées d’un peu d’émail brun au goulot ; mais leur galbe, j’en répondrais, fut, il y a quelques milliers d’ans, dessiné de la main d’un Grec. Eau fraiche et cruche athénienne sont livrées











« LA VOIE FERRÉE EST JALONNÉE DE POSTES D’INFANTERIE CAMPÉS SOUS LA TENTE. » D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M, ALBERT MALÉ.

4. Le chef de train est appelé par les Turcs fertigdji, parce qu’il donne le signal du départ par le mot allemand Fertig : Prés.