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passé de longs jours ici, à la pointe sud-est de l’île, près du village de Locmaria, chez une excellente hôtesse qui se nommait Eulalie K… et qui était épicière et aubergiste. J’ai parfois moulu son café pour ses pratiques et elle m’offrait généreusement un petit verre de bénédictine. Le commissaire de marine me découvrit là et vint parfois me relancer ; mais il finit par se lasser, après plusieurs promenades, car je l’entraînai, sans le prévenir, en des excursions au long de falaises sans aucun comptoir pour tenter l’arrêt et la soif du passant. J’étais très bien chez Eulalie, j’avais une belle chambre à rideaux blancs, ornée des images de tous les saints et des photographies de toute la famille de la patronne. Je n’étais pas souvent dans cette chambre, d’ailleurs. J’aimais mieux causer avec Eulalie, qui n’était point belle, je me hâte de le dire, mais qui avait la conversation la plus intéressante. Vieille fille, avec un visage rond, rouge et luisant comme une pomme, une bouche de travers, des yeux plus que riants, rigolards, elle racontait les événements de chaque jour et philosophait sur la vie avec une verve extraordinaire. Riche, elle possédait, comme la bonne femme du Palais, à Belle-Île-en-Mer, une certaine quantité de bateaux, et les bateaux de Groix sont de bons bateaux pontés, qui font la grande pêche. Ces bateaux étaient montés par ses frères. Et elle avait aussi une sœur, Julie, qui refusait de vivre avec Eulalie et était restée dans la maison de la famille, au milieu des champs de blé. Mais c’était Eulalie, l’épicière et l’aubergiste, qui régissait les biens et répartissait les bénéfices entre tout ce monde-là.

« C’est moi leur notaire ! » affirmait-elle, de sa bouche de travers, en se frappant la poitrine d’un coup de poing farouche. Et puis, elle riait d’un rire grinçant et joyeux.

Quand j’avais fini de causer avec Eulalie, je m’en allais me promener dans l’île. Groix n’est guère habitable pour les personnes qui aiment avec raison leurs aises de villégiature. D’abord, c’est une île, et tout le monde n’aime pas les îles. Mais c’est une île magnifique. J’y étais au temps des moissons. Toute la terre était en or. Un soleil ardent illuminait et cuisait les épis. Ce soleil n’était pas gênant, et j’ai fait des promenades en plein midi sans souffrir de ce brasier, sans cesse traversé et rafraîchi par les brises de mer. Partout des femmes, rien que des femmes, occupées aux travaux des champs, comme il n’y avait que des femmes à l’arrivée du bateau. Les hommes naviguent et pêchent. Toutes ces femmes ont un costume fait d’une jupe foncée, d’un corsage sans basques, le devant couvert d’un tablier à bavette, serré à la taille, attaché à l’épaule, la tête coiffée d’un bonnet, ou d’une coiffe plate à deux barbes. La mer est aussi belle que la terre. De chaque point de la côte, la vue est grandiose. La côte est faite de falaises monstrueuses, arrondies en dômes, coupées de vallons, creusées de grottes. Des lézards innombrables courent dans l’herbe et la pierraille.

J’ai fait le tour de l’île en barque, mais il n’y avait pas un marin, ce jour-là, pour me conduire : tous les marins étaient partis sur leurs grands bateaux, pour la pêche au thon, et ce fut un meunier, avec un gamin, qui conduisit la barque, toute petite, avec laquelle nous errâmes, tout un jour, à la base des hautes falaises, entrant dans les grottes où la lumière se réverbérait subtilement dans l’eau couleur d’émeraude.


(À suivre.) Gustave Geffroy.



LA COIFFE DES FEMMES DE BELLE-ÎLE.