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résisté aux vents de mer qui soufflent furieusement ici, ses rochers de la grande côte battus des vagues. C’est l’un des points où l’on a le mieux la sensation de l’océan, qui forme autour du spectateur un cercle presque parfait : l’eau même semble ininterrompue si l’on regarde derrière soi l’étendue des marais. Le bourg est intéressant d’aspect, avec ses maisons Renaissance, et les pauvres maisons de ses pêcheurs qui ont tant de mal à arracher à la mer leur subsistance. Le bourg de Batz, placé comme le Croisic entre les marais et la mer, a gardé la tradition de ses costumes, mais cette tradition va se perdant, ne se manifeste plus que par quelques vieilles gens, aux jours de fête. Voici l’un des survivants d’autrefois, en vêtements du temps de Louis XIV, le grand chapeau, le large col blanc, la veste bordée d’une double ganse, les gilets blancs superposés, et l’enfant, auprès de lui, tout pareil, sauf que l’aïeul porte un pantalon noir qui tombe sur ses gros souliers, et que l’enfant porte une culotte blanche, des bas, des jarretières et des petits souliers blancs. Ces costumes, religieusement conservés dans quelques vieilles armoires, c’est surtout ce que le souvenir emporte du bourg de Batz, de son passé aboli. L’église dresse une tour massive, surmontée d’un clocheton en éteignoir et d’un petit belvédère ; un cloître dessine ses fins arceaux au fond de la place déserte. L’intérêt du pays, c’est l’étendue des marais salants qui occupent un espace de 1600 hectares à l’est du Croisic et au nord de Batz et de Pouliguen.

Ce sont des bassins où l’on garde l’eau de mer des marées hautes à l’aide d’étiers et de vannes. Le réservoir principal, nommé vasière, alimente les conduits entre les heures de marée ; l’eau y monte à une température élevée, et pénètre, se concentrant de plus en plus, dans une série de bassins moins profonds,. puis dans de longues rigoles qui la mènent à d’autres bassins, lesquels alimentent encore d’autres rigoles aboutissant, après avoir quelquefois passé par un puits, aux œillets, où elle se transforme, par la dessication, en une croûte de sel. On brise cette croûte, on en fait des petits tas, des bossis, que l’on recouvre, après égouttement, de terre glaise ou d’herbes marines pour les préserver de la pluie. Les paludiers d’aujourd’hui ont probablement le costume du temps de Louis XIV, j’entends le costume de travail : blouse, culotte, jambières de toile, espadrilles, large chapeau dont une aile est relevée. C’est ainsi qu’ils vont remuer l’eau des étiers, émietter les croûtes, faire les tas et les abriter. Si l’on veut pousser plus avant la science des marais salants, on apprend que le sel ainsi obtenu, à l’état brut, est celui dont on se sert pour accélérer la fonte des neiges et des glaces dans les grandes villes, ou pour aider à la nutrition du bétail. Pour d’autres usages, il faut le débarrasser de la terre et des matières, d’abord par le lavage, puis par le raffinage.

Les beaux paysages ne manquent pas ici. J’ai dit la grandeur et le charme du Croisic. Au bas de Piriac, des roches de granit sont creusées en grottes profondes, dont l’une, celle du Chat, forme un souterrain de deux kilomètres de longueur. Toute cette côte déchiquetée est bossuée de blocs mégalithiques, usés et façonnés par le temps. N’importe, c’est toujours aux marais que revient la curiosité, à ces découpages réguliers, à ces amoncellements, à toute cette blancheur qui brille au soleil, flore bizarre, résidu de la mer, assainissement de la terre.


(À suivre.) Gustave Geffroy.



L’EMBOUCHURE DE LA LOIRE.