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Le spectacle n’est pas moins beau à mon retour. Le ciel est illuminé de toutes ses étoiles. Il en surgit sans cesse, il en tombe quelques-unes, de ces étoiles de toutes les couleurs, il y en a de bleues, de vertes, de roses. Elles remuent, elles vivent. La voie lactée semble palpiter. La Grande Ourse inscrit par ses sept clous d’or une géométrie vivante sur le grand tableau du firmament. Encore une fois revient la préoccupation toujours ressassée, jamais banale, de la durée sans fin, de l’espace sans bornes. L’homme infime se voit environné de mondes, il a la sensation d’être l’expression d’un point de l’infini, et sa pensée et sa poésie lui apparaissent nées et inséparables de l’éternelle substance.

De Saint-Nazaire, je vais à Guérande, bâtie sur une colline dominant la mer, entourée de murailles de granit bâties en 1431, flanquée de dix tours et percée de quatre portes, pourvue de l’église Saint-Aubin, construite du xiie au xvie siècle. Certes, cette église en pierre blanche et dure est curieuse, et je m’arrête longtemps à regarder la chaire extérieure, les chapiteaux romans, les retables en marbre, le tombeau du xvie siècle. La muraille aussi vaut une visite, et la porte Saint-Michel a grand air avec ses deux tours et son massif bâtiment qui est à la fois hôtel de ville, prison et dépôt d’archives. Ce que les indications d’itinéraires et les énumérations de curiosités ne peuvent pas donner, c’est l’inventaire exact de l’esprit d’un habitant de cette petite ville, né là, et qui n’en serait pas sorti, et qui n’aurait ni le moyen, ni le désir d’en sortir. Les êtres de ce genre existent, malgré les grandes routes et les chemins de fer, et on en trouverait à Guérande, puisqu’on peut en trouver aux portes de Paris, et qu’il y a, à Bagnolet, à Montreuil, des bonnes femmes qui n’ont jamais franchi la barrière, qui ne sont jamais entrées dans l’énorme ville, qui n’ont jamais été tentées par ce dédale de rues, ce tas de maisons, cet océan de foule. Elles mourront donc et elles meurent sans avoir jamais rien su de ce mystère social qui s’élaborait à deux pas d’elles, de ce gouffre où bouillonne sans cesse une lave nouvelle sur les cendres de la veille. Pourquoi, alors, l’habitant de Guérande aurait-il davantage la hantise de ce qui se passe autour de sa ville tranquille ? Pourquoi n’y aurait-il pas ici des cerveaux ignorants et désintéressés de tout ce qui est en mouvement dans l’immense univers, sur la terre sillonnée de rails en tous sens, sur la mer où fument les paquebots rapides ?

LE CROISIC : L’HÔTEL D’AIGUILLON.

Il y a place, comme partout en pays civilisé d’aujourd’hui, à une organisation et à un classement, et Guérande, pareille à toutes les moyennes et petites villes de l’Ouest, peut offrir sans doute à l’observation les catégories que l’on sait : des restes d’aristocratie, une bourgeoisie ayant profité de la liberté d’évolution pour prendre la place de l’aristocratie, j’entends la fortune et l’influence, une autre bourgeoisie, plus restreinte, de tradition libérale et voltairienne, un petit commerce végétant obscurément dans les rez-de-chaussée, des ouvriers, juste ce qu’il en faut pour les besoins de la ville et de ses environs. C’est la population nécessaire pour donner une apparence d’activité à cette enceinte fortifiée qui fait songer aujourd’hui à quelque inoffensif béguinage. La simplicité ne manque pas, ni l’élégance non plus, et de gracieuses et légères voitures de promenade sortent par toutes les portes, courent les alentours. Il y a parfois des courses de chevaux qui sont célèbres, et il peut fort bien se passer au milieu de tout