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GUÉRANDE. LE MARCHÉ AUX COCHONS DE LAIT.

mande des sous. Caduque, courbée, le bâton tâtonnant, elle tend une pauvre main crochue qui ne peut ni s’ouvrir ni se refermer, elle est vêtue de haillons noirs, sordides, mais elle a tout de même une coiffe blanche sur la tête. Triste aïeule exilée de partout, sans famille, sans gîte, ayant survécu à tous les siens, forcée de sortir de sa chaumine croulante de vétusté, elle vient du fond des campagnes vers les grands ports de mer où elle sait vaguement que les navires sont chargés de marchandises, que les comptoirs regorgent d’or. C’est la vieille Bretagne des routes perdues, des hameaux envahis de lande, qui s’en vient mendier dans la ville neuve. Comment ceux de son village ne l’ont-ils pas gardée ? Comment, à eux tous, ne lui donnent-ils pas la paille pour son court sommeil, son écuelle de lait et son morceau de pain noir ? Toujours et partout l’âme de l’homme sera-t-elle donc fermée, égoïste, dure comme les pierres !

Il est impossible, après que la vieille à passé, de retrouver le charme artificiel de tout à l’heure. Il faut un effort de pensée pour revenir à la signification de travail, d’idée, de civilisation, exprimée par Saint-Nazaire, il faut retourner au port, revoir les navires partant au large, les paquebots superbes bondissant sur les lames, maisons flottantes libres dans l’air, l’humanité en labeur et en recherche.

Je laisse là Saint-Nazaire et sa fête pour aller me promener jusqu’à Ville-ès-Martin. C’est un faubourg de la ville, à une demi-heure de marche à peu près, en passant devant le délicieux Jardin des Plantes. La route longe des villas à vendre ou à louer. La mode n’est pas ici, les saisons de bains doivent y avoir un aspect fort tranquille. Personne, en effet, au bout de cette route, sur les bas rochers et sur l’apparence de plage. Un fort en construction, une guinguette qui s’affirme comme le « Rendez-vous des artilleurs ». Une autre guinguette encore, qui ne se réclame pas d’une arme spéciale, où le simple passant peut s’installer devant les crevettes roses et le homard rouge. C’est exactement le même genre d’établissement qu’aux environs de Paris, à cela près que le homard remplace le lapin, et que le sable remplace la poussière. De même qu’aux environs de Paris, les gens de la ville viennent le dimanche, me dit la bonne qui me sert. Ici, on dîne surtout de la mer et du coucher de soleil, et si la disparition de l’astre et son dernier et triomphal reflet sur l’Océan constituent un plat trop servi de la cuisine littéraire, il n’en reste pas moins nouveau, d’une saveur perpétuelle, pour les yeux et pour l’esprit. Pourquoi se lasserait-on de cette eau splendide, moirée de gris, glacée de vert, de bleu, dorée de vieil or ? Pourquoi, devant un tel spectacle, se refuserait-on à l’admiration de l’harmonie des choses, ne serait-on pas envahi par la douceur de l’heure, par l’ardeur suprême du soleil mourant ? Pourquoi l’idée de la destinée de l’homme ne surgirait-elle pas subitement, de même que ce petit feu rouge de veilleuse qui vient d’être allumé, et qui tourne dans la lanterne du phare minuscule, l’extrémité des rochers, en face de l’étendue immense, aveugle, sourde, et si belle ?