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qu’on a lu et aimé Robinson Crusoé, on voudrait échouer dans une île déserte avec des chiens, des chats, des chèvres, et l’on voudrait même n’y jamais rencontrer le fidèle Vendredi. À vingt ans, à vingt-cinq ans, pendant les intervalles de la lutte pour l’existence, et parmi les premières déceptions et les premiers chagrins de l’homme, on irait volontiers bâtir sa cahute sur un cap de la Chèvre, avec la possibilité, toutefois, de reprendre le bateau pour Brest et le train pour Paris. Quand on a passé quarante ans, si l’on a le sens exact de la vie de Paris, si l’on sait se passer du boulevard et du reste, c’est au bourg breton que l’on aimerait s’en aller vivre, dans cette réduction très complète, très suffisante de l’association humaine. On ne fuit plus les hommes, on sait qu’ils sont tous à peu près pareils, qu’ils ont eu, tous, leurs joies et leurs peines, pareilles aux vôtres. Il y a entre eux et vous la solidarité de l’existence ; mais on laisserait volontiers ceux qui veulent continuer toujours et quand même à jouer des rôles, à se satisfaire des apparences de plaisir et des conventions de conversation, et l’on s’en irait vers le bourg où le feu des cheminées brille aux vitres claires, en hiver, où les jardins mêlés aux vieilles maisons disent la campagne toute proche, où l’on aperçoit une ligne de montagnes ou l’étincellement de la mer au bout d’une venelle.

L’ÉGLISE DE LANDÉVENNEC. LE CIMETIÈRE EN FACE DE LA MER.

Comment dire le détail de cette existence réglée ? Au seuil d’une porte, une aïeule file, une jeune femme tricote, toutes deux assises sur une marche ; derrière elles, un marin à figure sérieuse fume sa pipe. Des enfants regardent les merveilles à un sou d’une vitrine. La couturière penche sa tête à la vitre, tout en tirant son fil. La marchande de poissons disserte doucement avec la bouchère. Une procession passe, où des hommes, des femmes, portent des bannières. Tout le monde s’arrête au pied d’un calvaire. Un vieux curé chante, les enfants de chœur répondent, des gens s’agenouillent sur le pavé, d’autres regardent tranquillement. Il n’est guère d’autre spectacle à Landévennec, j’entends un spectacle solennel et costumé. Car toutes les manifestations de la vie sont des spectacles. Et puis, comme à Crozon, il y a des jardins où l’on s’attarderait longtemps. Celui de l’hôtel où je m’arrête est un magnifique bouquet de fleurs, comme celui de Crozon était un délicieux musée de légumes. Ainsi qu’il arrive souvent en Bretagne, aux régions tièdes du bord de la mer, bien exposées au soleil, les plantes des pays chauds croissent en toute liberté, araucarias et figuiers, mimosas et eucalyptus.

J’arrête ici cette excursion, je me sépare du voiturier avec lequel je roule depuis plusieurs jours. Il n’y a pas d’autre manière que ce voyage en voiture. Celui qui veut courir à la vapeur ne peut que voir les villes et les environs, ou les villages sur le parcours du chemin de fer. Mieux vaut aller par les grandes routes, si graves, les montées qui semblent aller en plein ciel, les plateaux d’où subitement l’on croit apercevoir toute la terre, les descentes qui vous précipitent en pleine verdure. Il faut pour cela être à pied ou au trot d’un solide et amical cheval. Dans la voiture ancestrale, berline ou calèche, assis mi-mollement, mi à la dure, le voyageur voit défiler devant ses yeux rochers, forêts, landes, hameaux, églises, chapelles, animaux, gens. Pendant que l’œil s’extasie et que la pensée glorifie, un autre compagnon, qui fait aussi partie du voyage, est là, sur sa banquette, assis. De ses mains habiles au métier, il conduit hardiment ou prudemment son cheval, selon l’endroit, le temps et leur humeur à tous deux. Car ils se connaissent bien tous deux, et tous deux ont l’habitude de servir les gens. Quand le patron voiturier a désigné, après le prix débattu,