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passé le fait héroïque, et cet aspect existe parfois, grâce à un décor persistant, à une disposition émouvante du paysage. Ici, rien ne survit. À la place du chêne de Mi-Voie s’élèvent une banale pyramide de granit et une croix restaurée. C’est là, ou plutôt c’est à quelques pas de là, que se rencontrèrent les trente Bretons, commandés par Beaumanoir, venus de Josselin, et les trente Anglais, ayant pour chef Bembro, venus de Ploërmel.

Les montées et les descentes de la route me mènent à Josselin, bâti entre deux collines, séparées par l’Oust. On touche aux premières maisons avant d’avoir aperçu le sommet d’une tour, le pignon d’un toit. Je passe devant une porte grillée, j’aperçois l’entrée d’un parc garni à profusion d’arbustes verts, comme une maison bourgeoise cossue : c’est l’entrée du château de Josselin. Mais me voici dans la petite ville, par les rues à angles et à tournants, sur la petite place irrégulière où s’élève la noire église Notre-Dame-du-Roncier. Il pleut. Je sors toutefois pour attendre le dîner. Je descends jusqu’à l’Oust, d’où se découvre l’aspect rébarbatif, l’aspect militaire du château. Sa base est le rocher même, taillé en piédestal pour les tours et le corps de logis. Toute une partie manque, a été abattue, et le rocher est devenu, à une extrémité, une esplanade où vient finir le jardin, mais le reste a gardé fière tournure. Les trois tours, très grosses et très hautes, semblent vraiment des prolongements de la pierre, et la muraille, entre elles, s’élève aussi hardiment, presque nue, seulement percée de quelques ouvertures de mâchicoulis, jusqu’à la ligne des créneaux. Au-dessus, six grandes lucarnes à toiture s’avancent, comme des maisonnettes installées sur la pente du toit. Tel quel, le château semble encore, vu de l’autre côté de la rivière, protéger la ville, la retenir tout au moins sur la pente de sa colline, l’empêcher de dégringoler dans la rivière. Ce n’est plus le château primitif, fondé par Guéthénoc de Parhoët, aux premières années du xe siècle, achevé par son fils Josselin, ce n’est plus même le château de Beaumanoir et de Clisson. Les fortifications et le donjon d’alors furent démolis après la Ligue, et c’est le caractère du xvie siècle qui se révèle par l’architecture et la sculpture du château actuel, restauré par le prince de Léon sur les instances de la duchesse de Berry. Pour achever de connaître Josselin, il faut, après avoir vu sa base rocheuse, remonter en ville et entrer par la grille. Le parc n’est pas grand, offre aux regards les arrangements modernes de nos squares, et même certains vases qui le décorent sont des anachronismes autrement déplacés que les massifs et les pelouses au goût du jour. Je ne réclame pas autour de Josselin une forêt inculte habitée par des loups et des sangliers, j’aurais aimé, au contraire, y trouver un fin décor de nature en accord avec le chef-d’œuvre d’art pressenti. Ce chef-d’œuvre n’est pas au-dessous de sa réputation. Après que l’on a passé devant la tour détachée et le puits surmonté d’un dais de fer forgé, la façade intérieure se dresse devant les regards, à la fois mesurée et fantaisiste, régulière et imprévue, délicieuse. C’est l’envers de la façade extérieure, dressée sur les rochers de l’Oust. C’est le délicat bijou abrité par le rude écrin. Je ne sais si c’est l’heure du jour, la petite pluie qui tombe, l’atmosphère grise et argentée, la disposition d’esprit des soirs de voyage, mais cette façade intérieure de Josselin m’apparaît légère, inconsistante, fantômale. Elle semble bâtie avec des rais de pluie, des écheveaux de brume, des fils de la Vierge, des toiles d’araignée. La pierre couleur de nuée est lointaine, aérienne, légère, à croire, si elle n’affirmait pas un plan préconçu, une ordonnance voulue, qu’un souffle l’a formée, qu’un souffle va la défaire, tant ses lignes si gracieuses et si fermes, tant son fleurissement sculptural si largement et nerveusement modelé, apparaissent en une harmonie brouillée, les lignes et les formes assemblées en une sculpture de dentelles.

LA SALLE À MANGER DU CHÂTEAU DE JOSSELIN.

Pour donner aussi simplement que possible la formule architecturale de Josselin, c’est un rez-de-chaussée chargé de hautes lucarnes ogivales à trois clochetons, très en avant du toit et appuyées sur une balustrade de pierre ouvragée. C’est cette balustrade, faite de devises, d’emblèmes, d’ornements en fleurs et en feuil-