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qu’un nègre, jadis sous ses ordres et n’ayant jamais possédé un liard, se trouvait aujourd’hui dans une situation qu’il n’aurait jamais pu rêver, petit rentier dans son genre, ayant une case et deux hectares de terre. Et combien, sur ces millions, ont servi à faire de la propagande électorale ? Même pendant et après la catastrophe, l’administration n’a eu qu’une préoccupation : les élections.

Il n’y a pas que les indigènes qui ont profité de l’assiette au beurre ; des administrateurs ont su s’approprier une part du butin. Un maire de village, agent électoral de marque, avait été chargé de veiller à la subsistance de deux mille sinistrés ; on lui donnait 70 centimes par tête et par jour. Ce philanthrope à rebours s’arrangeait de façon à les nourrir avec deux ou trois sous, et il se constitua ainsi un joli pécule pour ses vieux jours.

EMBOUCHURE DE LA ROXELANE, APRÈS LES ÉRUPTIONS. — DESSIN DE MASSIAS.

Le gouverneur actuel, M. Lemaire, que tous les honnêtes gens regrettent de n’avoir vu arriver plus tôt pour balayer l’écurie d’Augias, a une tâche bien lourde à accomplir, et, s’il recueille l’approbation de tous ceux qui s’intéressent au relèvement de la colonie, il se trouve en butte aux attaques de la presse qui l’accable d’injures violentes. Il se heurte aussi contre la rage des fainéants qu’une anarchie de quelques mois a favorisés. Sa situation est loin d’être une sinécure, comme j’ai pu souvent m’en convaincre pendant mon séjour d’un mois.

Il m’est fréquemment arrivé d’être accosté par un nègre ou une négresse me demandant la charité. Ces êtres agaçants prononcent d’une voix larmoyante le mot « sinistré », tout en ayant habité une zone bien éloignée de la région dévastée. On se croirait en Orient, on dirait qu’on vous demande le « bakshish ».

LA BASSE-POINTE APRÈS SA DÉVASTATION PAR LE TORRENT. — DESSIN DE MASSIAS.

Le gouverneur s’est occupé, avec tout le zèle en son pouvoir, de la fondation de nouveaux villages, de centres de culture pour ceux qui veulent travailler et se créer une situation. Il y en a déjà six ou sept, dont j’ai visité les principaux. Au début, le nombre des noirs doués de bonne volonté était très restreint ; une distribution en argent, leur donnant la faculté de vivre dans l’oisiveté, répondait mieux à leurs goûts. Néanmoins, voyant que l’ère des faveurs était passée, un certain nombre se sont décidés à prendre la bêche en mains et à accepter, sous un contrôle bien organisé, la case, les outils et le lopin de terre qu’on offre gratuitement. À Tivoli, sur la route de Balata, je parcours un village tout neuf, d’une superficie d’environ 150 hectares, où un millier d’habitants sont répartis en cent soixante-dix cases bien propres.